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Femmes en Poésie

7 octobre 2024

Josée Lapeyrère (1944 – 2007) : La quinze chevaux (2)

Josée Lapeyrère à Paris en 2004

La quinze chevaux

 

...............................................................

allongée

dans l’herbe   elle

laisse    les bruits    venir    elle

 

découpe      avec   du

bleu    les feuilles    vertes    dans

 

la voiture qui brille     il

y a     peut-être    un homme    ou

deux      non pas deux     avec un

chapeau et des lunettes noires

et des fusils       pas de femme

ou presque une autre

                                  les liens

ne sont pas décidés   tournent

sans se nouer

                              ils attendent

ce qui leur arrive

eux

qui tiennent par un lien d’

air     la femme et l’homme    à

la voiture         comment les faire

venir      encore    ?    jusqu’à ce que

leur absence     n’enferme    plus

nos pas

           suivis      tirés par les

mots   nouant       arrondies   les

phrases    il nous faut recenser

encore les liens    remonter

encore le chemin     entre les blés

et le descendre    emportés par

le moteur qui bruisse

 

se croisent ce qui nous

entraîne   et nous fait

revenir    là    les temps

se superposent    les boucles

se courbent    en se nouant

mais

 

 

 

ils s’éloignent     tous deux

déjà     je les aperçois    à

peine      légers signes   noir

et doré       sur les blés   déjà

ils se font trace        marquant

la source    le lieu

des larmes

 

elle revient

vers la maison   elle est noire

contre le noir      seul un geste

la distingue      puis tout est

sombre et déserté

 

il continue de suivre la route

courbe    bruits du moteur reflets

dorés    découpent le chemin

je le perds de vue      je vois

seulement les blés      la route

qui défilent    sous des phares

ayant perdu    leur voiture

 

 

 

leurs corps s’étaient presque

défaits dans le paysage    et

voici   qu’ils reviennent

dans la nuit qui avance

 

elle s’endort sur le drap

gardée par le bruit du

moteur qui ne cesse de di

viser son rêve parfois

cela s’arrête elle ouvre

les yeux sur le noir alors

plein

 

 

 

il a les mains gantées sur

le volant    les phares ne cessent

d’ouvrir des segments lumineux

à la route bordée par les blés

sombres   où se jettent    les chats

affolés   il s’arrête  éteint

les phares        descend    de

la voiture   les blés   désormais

dorés    coupent la route noire

à son

                        réveil    les bords

des             volets sont   dorés

 

envie de les laisser

fuire     les laisser

dormir     en travers de

l’après-midi    elle sur

l’herbe presque noire     lui

dans la voiture     à l’ombre

d’une haie     dans un chemin

latéral         ( entre dossier

et volant       les jambes

allongées    sur la banquette )

et

       regarder

 

 

 

le jeune homme qui court

et tient un pinceau trempé

de couleur verte qui laisse

comme des touffes sur l’herbe

plus claire    un homme court

derrière lui    il crie

on n’entend pas le bruit de sa voix

on ne les voit plus

ils ont disparu   de l’autre côté

de la maison   le chat dans

l’herbe   dort   près du cadavre

d’une souris beige que l’enfant

va enterrer au milieu des rosiers

traçant la tombe ovale    avec

des cailloux blancs

 

 

In, Revue « Po&sie, N°37 »

Belin éditeur, 1986

Voir aussi :

L’autre – Entre là et ici (11/10/2021)

Moments donnés ou Physiologie des Muses (17/10/2022)

 Exercices en vol - De là à ici (11/10/2023)

La quinze chevaux (1) (07/10/24)

7 octobre 2024

Josée Lapeyrère (1944 – 2007) : La quinze chevaux (1)

 

La quinze chevaux

 

cela commence avec le trait noir

 

noir de corbeau     bleu saumon

puis noir    noir de fumée.

 

là      tout

en haut   du chemin debout

sur l’herbe verte   suivie

par des canards bleus rouges

 

la femme       en robe noire

 

regarde    ouvrant les blés   montant

vers elle               la voiture qui

brille

 

détachant sa figure    ces chemins d’

air       les mots qui tournent        pour

la faire exister

 

 

le trait noir        où

 

s’écrase   une image   noirs

morceaux de couleur    quelques

lettres respirent    encore

 

puis se défont      la phrase

est détressée

 

               rien    nulle    chose

encore       là       vient       la femme

en noir    qui se détourne    monte

vers la maison suivie d’

une troupe de geais et

de poules faisanes

 

 

 

déchirés          les mots vont

pour la retenir       pour qu’

elle ne cesse de regarder ce

qui lui arrive             la voiture

qui la tient                          contre

l’herbe verte

 

et qui la trace

 

mais     elle ne veut plus

savoir     son corps bleui par

l’air     disparaît   entre les

haies

 

 

 

la femme    toute     en

noir   revient

 

           forme verte contre

le vert           morceau d’herbe

découpé      mal collé     (une salade

dans la luzerne)

 

                                       elle va s’

agrandissant      occupe tout

l’espace     elle ramasse

quelque chose      qu’on ne voit

pas dans l’herbe     le couteau

ou le fruit      ou la lettre tombée

de sa poche ou        rien     qui

l’a fait revenir

 

maintenant       il n’y a

plus besoin    de penser

aux fenêtres    il    y   a

ce    qui    n’est   pas

dit       qui tombe    autour

dessine    écarte   retient

la course    et la retourne

encore

 

 

 

elle insiste

                elle s’assied

dans l’herbe      défie ce

qui la regarde           la voiture

montant vers elle       et qui

la fait centrale

 

pourquoi     ne cessez-vous de

venir   et me retenir      contre

cette herbe       clouée       par

la lumière de vos phares

en plein jour ?

 

 

 

quand   vous n’étiez    pas

là    je ne connaissais pas

mes gestes     maintenant

mon corps se désempare

je sens les angles

les courbes   qui le lient

ce que je trace dans l’air

 

qu’est-ce qui me tient

m’enlace à vous

qui ne cessez de venir

dans cette voiture

qui luit       ?

toute dorée

 

la voiture        c’est un miroir

éclaboussé    par les    blés qu’

elle déplace    jusqu’à l’herbe

là-haut         où

 

la femme est assise

prise   dedans le vert

 

 

on ne voit plus sa tête

mais seulement    oscillants

la crête des coqs     et quelques

becs de canards jaunes

(    tilleul   plus  rose prussien)

 

 

le bruit du moteur     soudain

l’entoure     elle se dresse

chavire s’appuie   sur le tracé

du chemin        où la voiture noyée

se démêle    des blés

.....................................................

 

In, Revue « Po&sie, N°37 »

Belin éditeur, 1986

Voir aussi :

L’autre – Entre là et ici (11/10/2021)

Moments donnés ou Physiologie des Muses (17/10/2022)

 Exercices en vol - De là à ici (11/10/2023)

30 septembre 2024

Emmanuelle Favier (1980 -) : A chaque pas, une odeur

Crédit photo : © Astrid di Crollalanza

 

A chaque pas, une odeur

 

             Ici les murs de la maison s’évasent en eaux claires

             la chaux brune des vastes villages

             Boit la majuscule d’un nom.

             Et je recrache l’étonnant azur, dessillé du sable

             Sur l’épaule précisément la permanence du souffle

             De cet arrêt brusque d’un segment.

             Je n’ai plus recours qu’aux admirables cendres.

                                              ..............................     

     Derrière les collines, après les lacs, à l’extrémité des champs,

au-delà des trapèzes terrestres, brûlant tant et plus les frontières,

imprégnant à l’herbe le torchis des mers, dispersant fagots et lan-

ternes aux vents étranges ;

 

     Sous les voûtes ; à l’intérieur de chaque creux, entre les parois,

investissant le grain des cloisons, resserrant les pores de l’espace

chaud, accroupissant la pensée,

 

     Mais à plat ventre.

                                              ..............................     

             Elle a couru. Les lacs brillaient.

             Tombée à genoux. Dans les arbres plus de feuilles.

             Elle a crié. Le lac s’est tu.

 

             Les éléments ont chaviré les uns

             dans les autres au long de son cri.

 

             Je lui ai prêté un châle, trop court.

 

 

 

In, Jean Orizet : « La poésie française contemporaine »

Le cherche-midi éditeur, 2004

Voir aussi :

Là-bas (10/10/2023)

24 septembre 2024

Hélène Cadou (1922 - 2014) : « Là s’étendait l’humide empire... »

 

Droits d'auteur : Ville de Nantes-Bibliothèque municipale. Photo : Frank Pellois

 

1

Là s’étendait l’humide empire

Des oracles

Dans la resserre

Du jardinier aux mains couveuses

 

Les graines germaient

A même le silence

Les outils attisaient

Leurs ongles d’insectes

Voyeurs

 

Nul n’y aura pris garde

 

Le temps

Est retombé

La terre a rétréci

Dans l’ombre

 

Le froid pénètre les murs

 

Une fenêtre bat

Dans la chambre où tu vis le jour

Etait-ce toi alors

Où déjà ton absence ?

 

Finis

Les jeux sous les lauriers

Et la course au découvert

De l’été

 

Le perron

Ne gravira plus jamais

Le ciel d’enfance

 

2

Temps mort

Le ciel a déversé

Sa cargaison d’oiseaux

 

L’après-midi

Se fige dans l’attente

 

Demain

Peut-il encore venir ?

 

Il nous faut

Tout reprendre en son œuf

 

Le blé garde son rang

L’arbre décompte soin troupeau

 

Pas un outil

Dans l’arbre bleue

 

Dieu s’y perdrait

 

Mais la parole

Surgit

L’horloge repart

 

La vie retrouve son nom.

 

 

In, « Il fait un temps de poème. Volume 3 :  

80 poètes par temps d’urgence.

Anthologie établie par Yvon Le Men »

La rumeur libre éditions, 2023  

Voir aussi :

« Ce soir / la nuit est bleue… » (18/01/2017)

« J’ai vu des paysages… » (22/02/2017)

 « Le monde est mon beau voyage… » (03/04/2017)

Ilarie Voronca ... (24/07/2017)

 Le soleil griffait les tuiles... (09/10/2018)

« Pour croire encore au bonheur... » (08/10/2019)

« Déjà je ne trouve plus ton visage... » (10/10/2020)

Le bruit d’une grille (09/10/2021)

« Il faisait froid comme aujourd’hui... » (14/10/2022)

« Parfois on trouve au fond des jours... » (08/10/2023)

17 septembre 2024

Adèle Nègre (1965 -) : Résolu par le feu (3)

 

Résolu par le feu

 

................................................................

Iris

six fois repris soit l’œil

de ces limbes

faces réfléchies ou conniventes

trois par trois

issus des spathes comme de langes

d’une soie

déplie l’espace concis

du périanthe

 

J’apprends à résoudre l’impatience

en un poème qui

qui quoi que ce soit est algèbre rougie

au feu j’entends l’ennui

chante pourtant le rossignol d’intranquillité

dans l’arbre il montre la nuit

sa trille oblique comme un beaupré

relance ébruite

c’est un cerne qui luit qui

cerne l’ombre du bosquet nègre qui cerne

le pré qui sombre

gorgé de sang

du temps qu’on voit

son chant réjouit la joue

 

 

Pleine saison bat son

oui son pouls

lent est dur

chargé d’eaux

feuilles aux branches

au sol

la gravier gros

même les pierres sont plus lourdes

et dures à rêver

là assise

froides

mains gourdes

 

 

Ogresse plongée dans le champ

mes enjambées écument

au fond

toute fleur est une bouche-enfant

corail où nourrir d’amour

bordée de cris

toute fleur est un œil qui hume

l’écart

des sensations

un pré madréporique soutient ma nage

 

C’est un dard qui perce en or ligulé de blanc pur une plaie consentie dans

le vert universel gorgé de ce jour gris d’un gris humide ce jour morne

et froid se mouche de glaires mauves et de glaives

des toux poussent les mains sèchent toutes inusitées l’urne ne suffit pas

sèche aussi

sèche sèche est notre vue devant

longtemps que nous n’ avons eu cela la splendide humilité de la marguerite à

l’œil l’arme nous vient avant

c’est la larme qui perce nos vues et pour cause nous trayons le monde

nous trayons jusqu’à nos paumes

magnifiques nous trayons sans cesse et pour qui

« désolé de vous traire ainsi, madame, c’est la duuuure loi de l’ouest »

dit Tex

en bouche nous pleurons rageons et comptons

c’est dit nous ne vivons pas nous soumettons et mourons et des enfants

naissent privés de pluie et de tout

et traits pour traits il n’est pas sûr que nos pauvres traces laissent

des larmes dans la mêlée de l’humeur

la marguerite elle rudérale perce les gravats

 

 

Je dépends depuis hier

de l’astre ligulé haut suspendu

au-dessus de tout

de toutes les herbes solidairement confondues en une

prairie prairie-des-verts

lustre pentu que le capitule bouscule

par son consentement à la lumière

 

 

Le hangar tend sa baie noire au jour

pluvieux noirci qui creuse

l’échelle restreinte et saturée des couleurs

mais la marguerite

ce n’est pas qu’elle suspend

elle tremble le temps concentriquement

autour du disque  sessile

or : un paradoxe de splendeur

et d’humilité

 

 

Sans savoir

le pas désormais si douloureux

je suis

ici puis là puis

où va savoir

ce pas que je sache et

d’autres qui m’ont

à gravir la mesure des nuits

foulée grandes et combien hautes sont les marches

je ne pleure pas je trouve des fleurs

et puis

à la courte échelle il excelle le rossignol dans le noir

 

 

Le fleuve

je suis dedans et je marche à côté

je viens d’où il s’en va

vaquant

la rive invite à voir son double

au loin comme elle paraît rejoindre l’autre

dans un coucher scintillant

la clarté tremblante des pissenlits

et les cillements des grandes-éclaires

je m’incline pour voir ce qui vient

en quel radical sinue cette voie

voire

source s’insinue

dans ma voix

 

 

Quelle racine est ce fleuve

qui traverse la ville

un long parti sinueux que je

jouant avec les rives

suis autant que rêve

je rêve le fleuve

un pour deux rives

qui continue derrière

prolongeant ce qui coule

en haut : nuages et grues

en dessous : fontes racines et des grives

un merle noir réverbère

le lendemain sourd dans l’inversion

de la nuit

la voie de vent converge au coude

avec le cœur

quand le couloir sort de la ville

c’est le jour d’après

 

 

La tête bourdonne au ras des

mottes la berge dormante

j’attends le vent

pour sentir ce qui coule

sauf

sauf les nuages là-haut

les papilles hérissent la houle

épidermique sensation de fuite

avec la menthe

et dessous ce qui fond

les racines et les os

et nous

sans mots

les yeux rivés

vers ce qui converge

en vert

 

 

Les bords flous

s’effritent

sous le clapot

battement simple de l’air

où salicaires faux-roseaux et orties

abritent

les trois canards agitent

leur œuvre vive

l’œil fixe

les saules lentement

et quoi les saules ?

Les saules fixent la feuille

et ‘ombre lancéolée

dans la mémoire ajoutée

de la menthe foulée

 

 

Et brutalement - que le temps est brutal –

des roses

- rose voici un lieu – et des leurres

gros comme un poing

de la clameur et l’allant

des têtes penchées par cent

incurvant tant d’attentes

les questions se défont et les bras tombent

silencieux

c’est assez la vie que je vois

exposée

et stupéfiée

j’arrête et ne regarde pas en aval

 

 

Mai passe

et hausse des lacs de lumière

des taches dansent

voiles en sa montée

un nu sans plainte trouve ses fleurs

 

 

Jour

du rossignol

il escalade les poumons

et le sol brûle la plante

aux pieds chaque escale enfièvre

l’appétence

vers l’échelle du tilleul

où c’est relâche

....................................

 

 

Résolu par le feu

Bruno Guattari, Editeur, 41250 Tour en Sologne,2018

Voir aussi :

« Tu ne tonitrueras pas... » (08/10/2020)

Parler avec le sphinx (extraits) (07/10/2021)

Résolu par le feu (1) (06/10/2022)

Résolu par le feu (2) (06/10/2023)

 

10 septembre 2024

Violette Krigorian (1962 -) : Amour

 

Amour

 

A

 

Voici le corps qui fut voué... à l’amour.

Voici le sang qui bat dans les veines.

Bonheur ! C’est fête !

Cette nuit sera fête, dimanche de mon corps,

Et ma féminité, pour mon cher invité mise en réserve,

Je l’ai étalée devant mon amant.

Je t’en prie. Prends, réjouis-toi. Et

Regarde ! C’est la fille de Rhatchik, chéri, c’est elle qui t’invite.

 

 

Embrasse-moi ! Après,

                                      Tu ne vieilliras plus.

Embrasse-moi ! Après,

                                      Tu ne tomberas plus malade.

Embrasse-moi ! Et

                                      Jamais plus tu ne mourras

N’est-ce pas qu’on se guérit dans le lit de l’amour ?

L’aveugle voit les mouvements de la passion.

Le muet parle avec les battements de son cœur.

Le boiteux se lève et emprunte les sentiers du corps.

Le baiser réveille la belle du sommeil de la mort.

Embrasse-moi, car

                         Moi non plus je ne mourrai pas.

 

 

Vois comme les mites et la rouille ont attaqué mes trésors :

Mes belles parures, mes bijoux scintillants,

                                              mes livres de sagesse.

Quant au voleur, il a percé le mur et emporté tout mon argent.

Mais ton baiser, jamais il ne rouille.

Mais ton baiser, il perce

                                       la muraille de Chine des mélancolies.

Avec ma bouche je m’approcherai de toi.

Avec mes lèvres, je saurai t’honorer.

Avec ma langue fureteuse, j’espionnerai ton corps entier,

Cherchant avec frénésie le rayon de miel.

 

Dieu qu’elles sont bonnes les lèvres sensibles de mon bien-aimé !

Bonne sa langue frénétique qui joue sur mes dents,

Habile, comme sur les touches blanches d’un clavier !

Que faire d’autre, maman ?

Sinon d’aller au-devant de cette promesse cachée d’amour ?

Sinon toucher de mes doigts ce brûlant tambourin ?

Le titiller des torsions de ma langue humide ?

Caresser la tige qui se dresse

Et l’inviter dans le camp de l’amour ?

Ce corps gracieusement obtenu, à mon tour

                                                 je l’offre gracieusement.

Ce corps gagné sans mal dans une loterie d’outre-monde.

(Ne t’étonne pas, c’est vrai).

De ton médium toque à la porte close de mon bien qui palpite.

Ôte les vêtements qui enserrent les mots.

D’un cœur simple pénètre dans mon port

Et jette l’ancre au fond de ma baie.

Je t’inonderai de mes eaux intérieures.

Je te baptiserai avec les saintes huiles de ma chaude matrice.

Béni sois-tu mon confesseur !

 

 

Si les renards ont leur tanière,

Les oiseaux du ciel tous un nid,

Toi, pour tanière et pour nid, tu as mon corps.

Viens, habite en moi, mon amour !

Doux est ton joug, léger ton poids.

Monte sur ma couche, qui est comme une chaire,

Et plaide en expert avec les syllabes du corps,

                        Avec les déclinaisons du corps,

                               Les mots du corps.

Avec leur aide,

Déclame la saga de la passion.

Réclame ! Et l’on te donnera.

Frappe ! Et l’on t’ouvrira.

Même si la porte est étroite et la voie encaissée.

Car moi, j’ai préparé ta route.

Pour toi, j’ai aplani le sentier.

Conduis le char tissé de mes muscles ! Gouverne-moi.

De ta tendre cravache aux fibres délicates !

Oriente le cours farouche de la passion !

Imprime sur mon bassin le signe de tes raies

Pour que flotte sur moi ton drapeau !

 

 

Car je suis eau sauvage.

      Grappe aux grains serrés.

             Air friable.

Dans mon lit entre,

      Viens en moi te cacher.

            Inspire-moi ! Expire !

            Inspire-moi ! Expire !

            Inspire-moi ! Expire !

                   Profondément inspire-moi ! Ah ! Expire !

 

Ah ! Expire !

 

 

Comme il me plaît de t’absorber, mon bel instructeur,

                                    vif ami d’oreiller.

Pas de femme au monde qui soit meilleure que toi.

Bienheureux mon ventre qui picota au passage de ta langue.

Bienheureux mes seins qui se dressèrent

                                    au passage de ta langue.

Bienheureuse je suis, servante de mon maître,

            d’avoir été bénie entre toutes les femmes.

 

 

Mère, ne te mets pas en colère.

Vois comme ma santé est bonne.

Vois comme l’exercice d’amour m’a durcie.

Mon cœur exulte et ma langue chante.

Mon corps vit d’espoir,

Tandis que tout mon être est dans le lieu d’amour.

Qu’il voie celui qui a des yeux !

Quelle ravissante image !

Deux corps soudés, étendus sous le drap, un entrelacs

De fleurs, lys frénétiques, huître qui s’ouvre et se referme,

                  balançoire qui va et qui vient...

Fais balancer ma couche, toi mon vent vigoureux,

                  mon joyeux compagnon de travail.

Fais osciller ma couche, toi mon rameur de choix,

                  mon corsaire fou.

Remue-moi jusqu’à ce que je sois toute épuisée.

Jusqu’à ce que j’atteigne par moi-même l’extrémité de ma personne.

Jusqu’à ce que par moi-même je m’anéantisse.

Remue-moi au point que j’atteigne là-bas ce NULLE-

      Part

                                          – rivage de la joie.

 

Ainsi, pas à pas, d’un mot l’autre,

D’un mouvement l’autre, d’une pause à une autre pause,

Tiens-moi serrée et conduis-moi au cœur même de mon labyrinthe !

Et d’un baiser l’autre, d’un mouvement à un autre mouvement,

D’un baiser l’autre, d’un son de voix à un autre son de voix,

D’un baiser l’autre,

Fais-moi franchir le seuil de mon propre corps !

Fais-moi entrer dans la demeure de toute joie...

Ah ! Un pas encore. Ah ! Encore un mouvement.

Et sur le drap blanc, blanc comme du papier, deux lignes écrites

Selon le phrasé du corps, ces trois mots :

« Tout est accompli. »

 

 

Traduit de l’arménien par Denis Donikian

In, « Secousse, Revue de littérature en ligne, N°5, Octobre 2011 »

Editions Obsidiane, 2011

3 septembre 2024

Geneviève d’Hoop (1945 -) : « il faisait si froid... »

 

il faisait si froid

au pays des végétations d’hommes

que le gel collait

dans le sang

aux lèvres de ton peuple

je savais la grande famine proche

l’homme ne sculptait plus ses temples

il cherchait dans la terre

son grain de vie

il fauchait de vieux troncs d’érables

et mangeait

l’ardente ortie

la croûte terrestre étalait ses sanglants nénuphars

 

on attendait

 

 

Les yeux à marée haute

Editions Saint-Germain- des-Prés, 1977

Voir aussi :

« je n’ai jamais cessé d’être... » (13/09/2019)

« je n’écris que des choses graves... » (13/09/2020)

« elle traversait pieds nus... » (13/09/2021)

« il faut parler sous la terre... » (13/09/2022)

« qu’importe l’homme... » (13/09/2023)

27 août 2024

Anne Bihan (1955 -) : Trypique

 

Théâtre de Folle Pensée

 

Tryptique

 

Terre de feu

sourd

et les bruyères

 

atteindre l’intensité

du vert

derrière le toucher sec

 

et sous les pépites

nickélifères

reconnaître la question

qui nous habite

 

La chaussée des pauvres

 

Chaussée n. f. – Long écueil sous-marin.

Vue du large, elle fait obstacle à l’horizon. Haute. Sombre. Tient le Pacifique

en respect. Il s’épuise contre la barrière sur quoi viennent mourir les coques

trop hardies. Peu de passes. Survivre est affaire d’initié. Mais nul besoin ici –

nul désir peut-être -  d’allumer des feux pour attirer des proies hypothétiques.

Se tenir là suffit. Que Dieu protège ceux qui par miracle ou par science 

échappent au désastre. Ils font escale et passent leur route. On s’accommode

de tous les autres, échoués sans crier gare avec des coffres pleins d’inutile à

ras bord et le ventre plus grand que les yeux. Leur embarcation a cessé

d’évidence d’être sécure, brèches colmatées à la va-vite, voiles déchirées,

moteur en rade, liens tout à l’avenant. D’emblée trop lourds en somme pour

ignorer, les voyant tirer leur fardeau, la difficulté que ce sera de reprendre la

mer. Et ce n’est pas les quelques bricoles pillées avec leur accord, au titre du

respect dû à des hôtes soupçonneux mais courtois, qui les rendront plus légers

quand viendra inévitablement l’heure de choisir entre l’habit du voyageur et les

frusques de l’exilé.

Ce jour-là, tandis que pied-nus l’enfant prend sur le sable la mesure du monde,

à leur tour ils s’adossent à la montagne. Quelque chose en eux résiste encore,

un fleuve, la pâque d’un clocher, un coquelicot, le goût des mures, le parfum

 du lilas. Mais elle pèse de toute sa densité, or, fer, sang, nickel, sang, cobalt,

fougère, sang, nickel, sang. Ils apprennent à se tenir là, et qu’il faudra

désormais tenter d’habiter les lumières et les ombres d’une île qui n’en finit

pas, au gré des flux et d’un antique vouloir, d’offrir ou dérober à la marche des

errants sa chaussée des pauvres.

 

Alors doucement leurs épaules se dénouent et, reconnaissant, ils

s’abandonnent. 

 

 

Cette île

l’étreinte du rêve du rêve

des manguiers

dans les narines

 

marcher

plutôt que se perdre

dans l’absence

 

et

 

quand l’océan se fera

visible enfin

prendre le parti

de la pulpe.

 

 

Ton ventre est l’océan

Editions Bruno Doucey, 2011

Voir aussi :

Amer III (25/08/2019)

Amer I (25/08/2020)

Ciels pierres saisons (25/08/2021)

Amer II (25/08/2022)

Graines plumes coquillages (27/08/2023)

25 août 2024

Anna Waldmann (1945 -) : D’après Mirabai / After Mirabai

 

D’après Mirabai

                        XVIème siècle, Inde

 

Anne est devenue folle elle est dans un état, c’est sans espoir

On ne peut plus l’aider, c’est sans retour

Elle frappe son tambour

Elle frappe son tambour dans le temple intérieur

Au son du tambour elle répète

« Boudha, Boudha »

C’est la mélodie la plus douce qui soit

 

Une vasque est cassée, l’eau est renversée

Son âme qu’elle appelle « cygne » s’envole

Le corps d’Anne lui est devenu étranger

C’est un étranger

Anne est devenue folle, extatique

Elle est dans un état, c’est sans espoir

On ne peut plus l’aider, c’est sans retour

 

Elle parle à tout le monde

Partout par les rues & les places

Elle dit qu’elle restera pour toujours aux pieds de son maître

Elle a finalement rencontré le maître en elle-même

Maintenant elle est Reine de son univers.

 

 

Traduit de l’anglais par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet

In, « Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation »

Editions Bruno Doucey, 2018

 

After Mirabai

                        16th century, India

 

Anne’s gone mad she’s a mess, hopeless

Gone beyond all help, no return

She beats her drum

She beats her drum in the inner temple

To the sound of the drum she repeats

« Budha, Budha »

It’s the sweetest melody

 

A vessel is broken, water is spilled

Her soul she calls ‘swan » flies away

Anne’s body has become alien to her

It’s a stranger

Anne’s gone mad, ecstatic

She’s a mess, hopeless

She’s gone beyood all help, no return

 

She’s telling everybody

All throug the streets & squares

She says she’ll sit at her master’s feet forever

She’s finally met the master in herself

Now she’s Queen of her world.

Voir aussi :

La fissure dans le monde / Crack in the world (25/08/2022)

Cérémonie au peyotl pour Billy / Billy Work Peyote (25/08/2023)

23 août 2024

Charlotte Delbo (1913 – 1985) : Les folles de Mai (II)

 

Les folles de mai

 

................................................................

Tous sont morts d’avoir été torturés

car ils sont morts n’est-ce-pas

au moins dites-le.

Dans quels ossuaires

dans quelles catacombes

dans quels charniers les jetez-vous

tous ces hommes que vous assassinez

par quels flots les faites-vous emporter

ces hommes que vous torturez jusqu’à la mort

une fois morts

il vous faut bien vous en débarrasser

alors où

où sont-ils

où où où

où dites-le nous

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

les folles de douleur

les folles de malheur

 

J’ai mal à ses mains que vous avez écrasés sous vos talons de fer

ses mains

et leurs caresse vivante sur mon visage

j’ai mal à ces tempes que vous avez écrasées

sa tempe contre la mienne dans la tiédeur de la nuit

j’ai mal à sa poitrine que vous avez écrasée

poumons éclatés cœur noyé

la poitrine qui respirait contre la mienne

quand il disait bonsoir en rentrant à la maison.

J’ai mal à tout son corps que vous m’avez arraché

brutes sanglantes

n’avez-vous donc ni femme ni enfant

ni amante

brutes inhumaines

n’avez-vous jamais mis votre joue contre la joue d’un enfant

votre main dans la main d’une femme

votre regard dans le regard d’un autre qui vous aime

brutes

de quoi êtes-vous donc faits

brutes

pas de la même chair que nous

l’espèce humaine

comment pouvez-vous donc feindre notre apparence

quand tout de vous dément votre appartenance.

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

sur la place de mai

elles tournent en juin et en septembre

en hiver et en été

elles tournent et elles crient

elles crient de colère

les folles d’angoisse

les folles de douleur

les folles de malheur

 

Dites

qu’en avez-vous fait

de nos hommes de nos enfants

qu’avez-vous fait de mon mari

l’avocat

vous avez brisé sa gorge pour étrangler sa voix

qu’avez-vous fait de mon mari

le boulanger

la douce odeur du pain dans ses cheveux

le matin

quand il remontait de son fournil

la douce odeur du pain

sur ses mains adoucies par la farine du pétrin

qu’avez-vous fait de mon mari

le journaliste

qui savait toutes choses et les faisait savoir

qu’avez-vous fait de mon mari

le chauffeur de taxi

qui connaissait tous les chemins

par où vous faites disparaître nos hommes et leurs

enfants

qu’avez-vous fait de mon mari

le médecin

Sa voix rassurante son regard qui aidait à vivre.

Qu’avez-vous fait de mon fiancé

si timide

qu’il attendait la nuit pour me dire qu’il m’aimait.

 

Dites dites

dans quels ossuaires

dans quels cimetières

dans quels trous les avez-vous jetés

lambeaux de chair moite de souffrance

squelettes mis à nu par vos lanières

et vos fers

dites dites

qu’en avez-vous fait ?

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

on veut les faire taire

rien n’y fait

le monde entier entend leur cri

le monde entier entend et se tait

indifférent

démuni

harassé de sa propre vie

sensible compatissant impuissant

n’y a-t-il rien à faire vraiment ?

 

Tournez folles de mai

tournez jusqu’à ce que toutes les femmes du monde

fassent la ronde

devant les palais qui nous gouvernent

relaient vos cris

jusqu’à ce que ces cris percent le cœur

de ceux qui font des affaires

avec vos tortionnaires

 

Tournez folles de mai

tournez tournez sur la place de mai

criez femmes de Buenos-Aires

criez jusqu’à ce que les spectres de vos supplicié se

lèvent

comme autant de regards

qui nous dévisagent et nous accusent

regards incandescents comme autant de brûlures

qui nous arrachent la peau de l’âme

et nous fasse hurler de votre douleur

criez jusqu’à ce que le monde

éclate de honte

tournez

tournez sur la place de mai

folles de mai.

 

La mémoire et les jours

Berg international, 1985

Voir aussi :

Les folles de Mai (I) (23/08/2024)

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