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Femmes en Poésie

22 mars 2025

Inger Christensen (1935 – 2009) : La vallée des papillons

Inger Christensen, 2008. ©Getty - Gezett/ullstein bild via Getty Images

 

 

Un requiem

 


 
I


Voici l’envol des papillons du monde


poussière coloriée du corps chaud de la terre,


cinabre et or et ocre et jaune phosphore,


une nuée de matière chimique soulevée.

 


 
Ce scintillement ailé est-il une bande


d’atomes lumineux dans une vison rêvée ?


Est-ce l’heure d’été imaginaire de l’enfance


éclatée comme en éclairs alternés ?

 


 
Non, c’est l’ange de la lumière qui se déguise


en Apollon, Mnémosyne noire, en Cuivré,


en Sphinx des peupliers, en Machaon porte-queue.

 


 
De ma raison voilée je les perçois


comme plumes légères de l’édredon brumeux


dans la chaleur de la vallée de Brajcino.

 


 
II


Dans la chaleur de la vallée de Brajcino.


où toute mémoire s’effrite, où tout


dans la rencontre entre plantes et lumière


d’abord sans parfum se transforme en parfum.

 


 
Je marche à reculons de feuille à feuille,


les pose sur les orties de mon enfance,


le plus divin des pièges de la nature


captant ce qui s’en va comme passent les jours.

 


 
Là, dans mon cocon, se trouve l’Amiral


d’abord chenille vert tendre, il se mue,


vorace, en ce qu’on nomme esprit

 


 
afin de, comme d’autres papillons d’été


faire remonter la pourpre dense de la vie


depuis l’amère grotte souterraine.

 


 
III


Depuis l’amère grotte souterraine


ou la première vermine onirique


et cette cruauté que l’on aime cacher


tapissent les abîmes de l’esprit,

 


 
voici monter Morphée, Sphinx tête de mort,


tous ceux qui montrent leur côté crépusculaire


et m’enseignent à quel point il est doux


de tomber dans le gris et ressembler à Dieu.

 


 
La Piéride du chou dans un pré à Vejle


une âme immaculée qui au miroir des ailes


signale en son dessin la vanité des choses,

 


 
que cherche-t-elle dans cet air sinistre ?


Est-ce le chagrin par ma vie dépassé


que les buissons recouvrent de parfums ?

 


 
IV


Que les buissons recouvrent de parfums,


une déraison sauvage et labyrinthique,


quand les racines des fleurs se plongent


dans ce qui est pourri, plein de poils et d’ombre,

 


 
l’envol du papillon peut recouvrir


sa sujétion au simple corps d’insecte,


son envol fait croire que c’est une fleur


et non pas cette tempête d’images sérielles,

 


 
comme si une Phalène, un Bombyx, une Xanthie


faisant pirouetter le symbole des couleurs,


nous lançaient une énigme censée dissimuler

 


 
que le seul espoir de l’âme au-delà de tout


n’est autre que la symétrie du deuil


comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.

 


 
V


Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.


dans le système périodique des couleurs


parviennent à hisser la terre en diadème


grâce à une infime goutte de nectar,

 


 
comme en la claire insouciance des couleurs


en lavande, en pourpre et en noir lignite,


les papillons enchâssent les cachettes du deuil


tant que leur vie de bonheur soit trop brève,

 


 
leur trompe de papillon sait aspirer


le monde comme dans une fable d’images,


aussi légers comme pour l’envol d’une caresse,

 


 
quand toute lueur d’amour est consumée


seuls circulent les feux de la beauté, de la peur


comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent.

 


 
VI


Comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent,


je crois marcher dans le jardin du paradis,


tandis que le jardin s’enfonce dans le néant


et que les mots, qu’autrefois je sus écrire,

 


 
se décomposent tous en faux leucomes


Robert-le-Diable, Chiffre et Arlequin,


ces mots trompeurs, nuits couleur de silex,


transforment la lumière du jour en clair de lune.

 


 
Ici on trouve les groseilliers, épines noires,


qui, peu  importe les mots que tu avales, allègent,


comme les papillons le souvenir de vivre.

 


 
Faut-il me transformer en chrysalide


devant tout ce qu’Arlequin nous montre


en faisant miroiter au sot de l’univers ?

 


 
VII


En faisant miroiter au sot de l’univers 


que d’autres mondes aussi existent ailleurs


où les dieux peuvent et crier et aboyer


et nous traiter en jeux de dés fortuits,

 


 
rappelle-moi ce jour d’été à Skagen


quand l’Azuré pendant l’accouplement

 

voletait tout le jour comme lambeaux de ciel


un écho d’azur du golfe de Jammer,

 


 
tandis que dans le sable nous gisions

 

 

aussi nombreux qu’on peut l’être à deux


les éléments du corps se mélangeaient
 

 

 


 
avec la terre qui tient du ciel et de la mer,


deux êtres qui se confièrent l’un à l’autre


une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 


 
VIII


Une vie qui ne s’en ira pas comme ça.


Et si dans tout ce qui fut créé par l’homme,


l’ultime bond égoïste de la nature,


l’on doit se voir en ce qui d’avance est perdu,

 


 
voir la plus petite parcelle de l’amour,


du bonheur, comme par un processus absurde,


se confondre avec l’image de l’homme


comme l’herbe, tout comme l’herbe des tombeaux.

 


 
Que faire avec la Carte géographique ?


Son envergure ouvre l’atlas classique,


nous rappelant ces chimères de souvenirs

 


 
que nous baisons comme les icônes des morts


avec le goût du baiser de la mort qui nous les arracha.


D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?

 


 
IX


D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?


Mon cerveau gris pâle embrase-t-il


à lui seul toutes les couleurs du spectre


comme autre chose que les papillons que je vis ?

 


 
Je vis l’Aurore, aux pointes de paprika,


sa lueur grise et pâle de savane,


la migration des chardonnerets, en droite


ligne depuis l’Afrique aux terres hivernales.

 


 
Je vis le bassin d’un Géomètre,


les bords sombres des petites demi-lunes,


placées à tire-d’aile de l’univers.

 


 
Ce que je vis n’était pas que visions étourdies


comme un cerveau seul peut les mélanger


aux doux mensonges, un brin de quiétude.

 


 
X


Aux doux mensonges, un brin de quiétude


en une lueur duvetée de jade et d’émeraude,


les chenilles Grand Mars elles-mêmes nues,


imitent parfaitement les feuilles du saule.

 


 
Je les vis manger leur propre image


qui fut ensuite repliée en chrysalide


puis suspendue pour ressembler à ce qu’elle signifie,


une feuille parmi les feuilles dans une étendue.

 


 
Mais si le papillon par son langage images


survit mieux en faisant le voleur,


pourquoi dès lors serais-je, moi, moins sage,

 


 
si l’angoisse du vide peut être apaisée


juste en nommant papillons les âmes


éphémères visions des regrettés défunts ?

 


 
XI


Ephémères visions des regrettés défunts,


le papillon de l’aubépine qui plane


comme un nuage blanc teinté de traces


de bouquets rouges tissés par la lumière,

 


 
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers


de bras des giroflées, asters et gypsophiles,


mon père qui m’enseigna les premiers noms


de ce qui doit ramper avant de disparaître

 


 
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons


où tout n’existe que de ce côté, où même


les morts entendent le rossignol, son chant

 


 
possède une pulsation étrange, mélancolique


qui va de nulle souffrance à la souffrance,


mon oreille répond d’un tintement secret.

 


 
XII


Mon oreille répond d’un tintement secret,


mon œil par son regard introverti,


mon cœur le sait, je ne suis pas personne


mais il répond d’un pincement familier.

 


 
Je me répète dans toutes les Arpenteuses


un soir de novembre dans la chênaie,


elles reflètent la lumière de la lune


en faisant le soleil dans la nuit la plus noire.

 


 
Je me reflète dans leur sommeil de pupe


d’où sans pitié elles seront libérées, au sommet


du besoin dans les salons du gel,

 


 
et de ce que mes yeux je vois, le regard


errant du miroir n’est pas seulement la mort,


c’est la mort qui de ses propres yeux.

 


 
XIII


C’est la mort qui de ses propres yeux


désire se voir en moi qui suis candide,


indigène lié a ce qu’il a seul acquis


son propre savoir de ce qu’on nomme vie.

 


 
Voilà pourquoi j’aime faire la Piéride


et fusionner les mots et phénomènes


je fais le Céladon afin de réunir


toutes les vies du monde en une seule.

 


 
Ainsi je peux répondre à la mort, au moment :


je fais l’Agreste, oserai-je espérer


être moi-même l’image d’un éternel été ?

 


 
J’entends très bien que tu m’appelles personne,


c’est moi pourtant, drapé en Tabac d’Espagne, qui


t’observe depuis l’aile du papillon.

 


 
XIV


T’observe depuis l’aile du papillon,


ce n’est qu’un peu d’écaille de papillon,


plus fin qu’un rien créé par personne,


réponse à la feuillée d’étoiles lointaines.

 


 
Tourbillon de lumière dans le vent d’été


comme lueurs de nacre, de glace et de feu,


comme tout ce qui vit dans la disparition


demeure soi-même et ne s’égare jamais.

 


 
Comme ce qui en Grand Cuivré, Grand Mars ou Azuré


transforme l’arc-en-ciel en papillons terrestres


dans l’onirique sphère visionnaire de la terre,

 


 
un poème porté par la Belle-Dame.


Je vois que la poussière se lève un peu,


voici l’envol des papillons du monde.

 


 
XV


Voici l’envol des papillons du monde


dans la chaleur de la vallée de Brajcino


depuis l’amère grotte souterraine


que les buissons recouvrent de parfums.

 


 
Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.


comme Paon de jour, comme Paon de nuit, ils volent


en faisant miroiter au sot de l’univers


une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 


 
D’où vient l’étrange magie de cette rencontre


aux doux mensonge, un brin de quiétude,


éphémères visions des regrettés défunts ?

 


 
Mon oreille répond d’un tintement secret :


c’est la mort qui de ses propres yeux


t’observe depuis l’aile du papillon.

 

 


 
 
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen


In, Inger Christensen :« La Vallée des papillons & Lettre en avril »


Editions Rehauts,2018

 

 


Voir aussi : 


Lumière (21/03/2021)


Il (21/03/2022)


Le for intérieur (21/03/2023)
 

19 mars 2025

Li Qingzhao / 李清照 (1084 – vers1155) : « Le parfum des lotus rouges... »

 

 

Le parfum des lotus rouges a faibli, natte lisse comme le jade, automne.

 


 

Doucement je dénoue ma jupe de soie fine

 

Et monte seule dans la barque d’orchis.

 

Des nuages qui a envoyé cette lettre de brocart ?

 

Quand les oies sauvages ont fini d’écrire leur signe,

 

La lune inonde le pavillon de l’ouest.

 


 
 
Les fleurs d’elles-mêmes fanent et se dispersent, les eaux s’écoulent à leur gré,

 

Une seule et même pensée amoureuse,

 

Deux lieux à notre peine sans fin.

 

Ce sentiment, nul leurre ne peut l’éliminer,

 

Sitôt tombé entre les sourcils,

 

Il remonte à la pointe du cœur.


 
 

Traduit du chinois par Stéphane Feuillas

 

in, « Anthologie de la poésie chinoise »

 

Editions Gallimard (La Pléiade), 2015

 

Voir aussi : 


Amour et mélancolie (17/03/2021)


Tristesse de la séparation (17/03/2022)


Le printemps finissant (16/03/2024)
 

16 mars 2025

Gabriela Mistral (1889 - 1957) : Choses / Cosas

 

 

 

Choses

 

à Max Daireaux

1

 

J’aime les choses que n’ai jamais eues

 

avec les autres que je n’ai plus :

 

 


Je touche une eau silencieuse,

 

immobile sur des prés frileux,

 

qui même sans vent frissonnait

 

dans le verger qui fut mon verger.

 

 


Je la vois comme je la voyais ;

 

elle me donne une étrange pensée,

 

et je joue, lente, avec cette eau

 

comme avec poisson ou avec mystère.

 

 


2

 

Je pense à un seuil où j’ai laissé

 

des pas joyeux que je n’ai plus,

 

et sur le seuil je vois une plaie

 

pleine de mousse et de silence.

 

 


3.

 

Je cherche un vers que j’ai perdu,

 

et qu’à mes sept ans m’avais dit

 

une femme faisant le pain

 

et moi, je vois sa sainte bouche.

 

 


4

 

Vient un arôme brisé en rafales ;

 

je suis bienheureuse si je le sens ;

 

si ténu qu’il n’est pas un arôme :

 

il est l’odeur des amandiers.

 

 


Il redonne enfance à mes sens ;

 

je lui cherche un nom sans y parvenir,

 

je hume l’air et je hume les lieux

 

cherchant des amandiers que je ne trouve.

 

 


5

 

Un fleuve bruisse toujours proche.

 

Depuis quarante ans je le sens.

 

Et c’est la chanson de mon sang

 

ou bien rythme qu’on me donna.

 

 


Ou le fleuve Elqui de mon enfance

 

que je remonte et passe à gué.

 

Jamais ne le perds ; sein contre sein,

 

comme deux enfants, nous nous tenons.

 

 


6

 

Quand je rêve à la Cordillère

 

je marche par des défilés,

 

et vais les écoutant, sans trêve,

 

un sifflement presque serment.

 

 


7

 

Je vois au terme du Pacifique

 

violacé mon archipel,

 

et d’une île, il m’est resté

 

une odeur âcre d’alcyon mort...

 

 


8

 

Et un dos, un dos grave et doux,

 

met fin au rêve que je rêve.

 

C’est au terme de mon chemin,

 

je me repose quand j’arrive.

 

 


C’est un tronc mort ou c’est mon père,

 

ce vague dos couleur de cendre.

 

Je ne questionne, ni le trouble.

 

M’étends tout près, me tais et dors.

 

 


9

 

J’aime une pierre de Oaxaca

 

ou du Guatemala ; j’en approche,

 

rouge et fixe comme mon visage

 

et dont la fissure rend un souffle

 

 


Quand je m’endors elle reste nue ;

 

ne sais pourquoi je la retourne.

 

Peut-être ne l’ai-je jamais eue

 

Et c’est mon sépulcre que je vois...

 

 

 

 

Traduit de l’espagnol par Irène Gayraud

 

In, Gabriela Mistral : « Essart »

 

Editions Unes, 2021

 

 

Cosas

 

 

 

1

 

Amo las cosas que nunca tuve

 

con las otras que ya no tengo.

 

 


 
Yo toco un agua silenciosa,

 

parada en pastos friolentos,

 

que sin un viento tiritaba

 

en el huerto que era mi huerto.

 

 


 
La miro como la miraba;

 

me da un extraño pensamieto,

 

y juego, lenta, con esa agua

 

como con pez o con misterio.

 

 


 
2

Pienso en umbral donde dejé

 

pasos alegres que ya no llevo,

 

y en el umbral veo una llaga

 

llena de musgo y de silencio.

 


 
3

 

Me busco un verso que he perdido,

 

que a los siete años me dijeron.

 

Fue una mujer haciendo el pan

 

y yo su santa boca veo.

 


 
4

 

Viene un aroma roto en ráfagas ;

 

soy muy dichosa si lo siento ;

 

de tan delgado no es aroma,

 

siendo el olor de los almendros.

 

 


 
Me vuelve niños los sentid0s ;

 

le busco un nombre y no lo acierto,

 

y huelo el aire y los lugares

 

buscando almendros que no encuentro...

 

 


 
5

 

Un río suena siempre cerca.

 

Ha cuarenta años que lo siento.

 

Es canturía de mi sangre

 

o bien un ritmo que me dieron.

 

 


 
O el río Elqui de mi infancia

 

que me repecho y me vadeo.

 

Nunca lo pierdo; pecho a pecho,

 

como dos niños, nos tenemos.

 

 


 
6

 

Cuando sueño la Cordillera,

 

camino por desfiladeros,

 

y voy oyéndoles, sin tregua,

 

un silbo casi juramento.

 

 


 
7

Veo al remate del Pacífico

 

amoratado mi archipiélago

 

y de una isla me ha quedado

 

un olor acre de alción muerto...

 

 


 
8

 

Un dorso, un dorso grave y dulce,

 

remata el sueño que yo sueño.

 

Es el final de mi camino

 

y me descanso cuando llego.

 

 


 
Es tronco muerto o es mi padre

 

el vago dorso ceniciento.

 

Yo no pregunto, no lo turbo.

 

Me tiendo junto, callo y duermo.

 

 


 
9

 

Amo una piedra de Oaxaca

 

o Guatemala, a que me acerco,

 

roja y fija como mi cara

 

y cuya grieta da un aliento.

 

 


 
Al dormirme queda desnuda;

 

no sé por qué yo la volteo.

 

Y tal vez nunca la he tenido

 

y es mi sepulcro lo que veo...

 

 

 


Tala

 

Ediciones Sur, Buenos Aires,1938

 

 

Voir aussi :

 
Pays de l’absence / País de la ausencia (14/03/2023)


Toutes nous allions être reines / Todas íbamos a ser reinas (15/03/2024)
 

14 mars 2025

Anne Sexton (1928 – 1974) : Fuis sur ton âne / Flee on your donkey

 

 

Fuis sur ton âne

 


« Ma faim, Anne, Anne,

 

Fuis sur ton âne...»

 

                                    Rimbaud

 

 


Parce qu’il n’y avait nulle part

 

où fuir,

 

je suis revenue sur la scène des sens en désordre,

 

revenue hier soir à minuit,

 

arrivée dans la nuit épaisse du mois de juin

 

sans bagages ni défenses,

 

abandonnant mes clefs de voiture et mon argent,

 

gardant juste un paquet  de cigarettes Salem

 

comme un enfant agrippe un jouet.

 

J’ai signé mon admission là où un étranger

 

aurait apposé son propre x d’encre

 

- car il s’agit d’un hôpital psychiatrique,

 

pas d’un enfantillage.

 

 


Aujourd’hui un interne a donné des coups à mes genoux,

 

testant mes réflexes.

 

Dans le passé j’aurais cligné de l’œil et quémandé de la came.

 

Aujourd’hui je suis extrêmement patiente.

 

Aujourd’hui les corbeaux jouent au blackjack

 

sur le stéthoscope.

 

 


Tout le monde m’a quittée

 

sauf ma muse

 

cette bonne infirmière.

 

Elle reste dans ma main

 

souris blanche et douce.

 

 


Les rideaux, indolents et délicats,

 

ondulent et voltigent et s’affaissent

 

comme les jupes victoriennes

 

de mes deux tantes célibataires

 

qui tenaient un magasin d’antiquités.

 

 


Des frelons ont été envoyés.

 

Telle des fleurs d’achillée, ils forment des grappes sur l’écran.

 

Des frelons, traînant leurs dards fins,

 

planent dehors, omniscients,

 

en persiflant : le frelon est informé.

 

Enfant je l’entendais

 

Mais que voulait-il dire ?

 

 


Le frelon est informé. !

 

Qu’est-il arrivé à Jack, Dock et Reggy ?

 

Qui se souvient de ce qui se cache dans le cœur de l’homme ?

 

Que voulait dire le Frelon vert avec son il est informé ?

 

A moins que j’aie mal compris ?

 

S’agit-il de l’ombre qui m’a vue

 

depuis la radio sur ma table de nuit ?

 

 


Maintenant c’est pin-pon, pin-pon, pin-pon !

 

alors que les dames de la pièce d’a côté

 

se chamaillent en se curant les dents.

 

Là-haut une fille se rétracte comme un escargot ;

 

dans une autre chambre quelqu‘un tente de manger un soulier. ;

 

pendant qu’un adolescent arpente

 

le couloir dans ses socquettes de tennis blanches.

 

Un nouveau docteur fait ses tournées

 

an vantant des tranquillisants, de l’insuline ou des chocs électriques

 

aux non initiés.

 

 


Six ans de telles préoccupations mesquines !

 

Six ans a faire la navette entre chez moi et cet endroit !

 

Ô ma faim ! Ma faim !

 

 

J’aurai pu faire deux fois le tour du monde

 

ou avoir d’autres enfants – tous des garçons.

 

C’était un long voyage contenant peu de jours

 

et aucun lieu nouveau.

 

 


Là-dedans,

 

c’est la même vieille bande,

 

la même scène effondrée.

 

L’alcoolique arrive avec ses clubs de golf.

 

La suicidée vient avec des cachets de secours

 

cousus dans l’ourlet de sa robe.

 

Les invités permanents n’ont rien à signaler.

 

Leurs visages sont encore menus

 

comme ceux de bébés atteints de jaunisse.

 

Entretemps,

 

ils ont emporté ma mère

 

emmaillotée dans des draps comme une vulgaire poupée,

 

bandé sa mâchoire et rempli ses orifices.

 

Mon père aussi. Emporté avec l’animosité infecte

 

dont d’autres femmes furent la pâture dans le Midwest.

 

Il est parti, ce vieil alcoolique guéri

 

aux pieds déformés et aux mains inutiles.

 

Il est parti en appelant son père

 

qui est mort tout seul il y a des lustres

 

- ce gros banquier que l’on a enfermé,

 

ses gênes suspendus comme des dollars,

 

enveloppé dans son secret,

 

bien attaché dans une camisole de force.


Mais toi, mon médecin, mon enthousiaste,


tu m’as promis un autre monde

 

pour me dire qui

 

j’étais.

 

 


J’ai passé la plupart du temps,

 

une étrangère,

 

damnée et en transe – cette petite cabane,

 

cet endroit nu aux veines bleues,

 

mes yeux fermés devant le bureau troublant,

 

des yeux fouillant mon enfance,

 

des yeux nouvellement coupés.

 

Des années d’indices

 

mis bout à bout – une histoire de cas en épisodes –

 

trente-trois années du même inceste terne

 

qui nous a nourris tous les deux.

 

Toi, mon analyste célibataire,

 

qui avais ion bureau rue Marlborough

 

que tu partageais avec ta mère

 

et qui arrêtais de fumer chaque Nouvel An,

 

tu étais le nouveau Dieu,

 

le maître de la Bible de Gédéon

 

 


J’étais ton élève de CE2

 

avec un bon point bleu sur mon front.

 

En transe, je pouvais adopter n’importe quel âge,

 

voix et gestes – tous à l’envers

 

comme une horloge de droguerie.

 

Eveillée, je mémorisais des rêves.

 

Les rêves entraient dans le ring

 

comme des lutteurs remplaçants,

 

chacun d’eux un mauvais pari

 

qui avait des chances de gagner

 

car il n’y en avait pas d’autre.

 

 

 


Je les fixais,

 

me concentrant sur l’abîme

 

comme quelqu’un qui regarde dans une carrière,

 

des kilomètres et des kilomètres plus bas,

 

mes mains tendues oscillants tels des crochets

 

pour extirper des rêves de leur cage.

 

Ô ma faim ! Ma faim !

 

 

 


Un jour,

 

devant ton bureau,

 

je suis tombée dans les pâmes

 

entre les voitures mal garées.

 

Je me suis jetée à terre,

 

feignant la mort pendant huit heures.

 

Je croyais avoir rendu l’âme

 

dans une tempête de neige.

 

Au-dessus de ma tête

 

des chaînes grinçaient comme des dents

 

en creusant des sillons dans la rue enneigée.

 

J’étais étendue là

 

comme un pardessus

 

que quelqu’un aurait jeté.

 

Tu m’as porté à l’intérieur,

 

maladroitement, tendrement,

 

avec l’aide de la secrétaire rousse

 

à la carrure de maître-nageur.

 

Mes chaussures,

 

je me souviens,

 

avaient disparus dans un tas de neige

 

comme si j’avais eu l’intention de ne plus marcher.

 

 


C’était l’hiver

 

de la mort de ma mère,

 

à moitié folle à cause de la morphine,

 

gonflée, à la fin,

 

comme une truie enceinte.

 

J’étais son mauvais œil rêveur.

 

En fait,

 

j’avais un couteau dans mon sac à main

 

- le bon couteau de chasse L. L Bean de mon mari.

 

Je n’étais pas sûre d’être capable de lacérer un pneu

 

ou de racler les tripes d’un rêve.

 

 

 


Tu m’a appris

 

à croire aux rêves

 

ainsi je les draguais.

 

Je les tenais comme une vieille femme qui a de l’arthrose aux doigts,

 

et les égouttais soigneusement

 

- ces tendres et sombres joujoux,

 

mystérieux surtout –

 

jusqu’à ce qu’ils s’endeuillent et s’affaiblissent.

 

Ô ma faim ! Ma faim !

 

J’étais celle

 

qui a ouvert la paupière chaude

 

comme un chirurgien

 

et enfanté des jeunes filles

 

pour qu’elles râlent comme des poissons.

 

 


Je t’ai raconté,

 

J’ai dit

 

- mais je mentais –

 

que le couteau était pour ma mère...

 

puis je lui ai donné naissance.

 

 


Les rideaux voltigent

 

et s’affaissent contre les barreaux.

 

Ils sont mes deux dames minces

 

appelées Blanche et Rose.

 

Dehors le jardin est aussi bien taillé

 

que dans une propriété de Newport.

 

Au loin, dans le champ,

 

quelque chose de jaune pousse.

 

 

 


Etait-ce le mois ou l’an passé

 

que l’ambulance a foncé comme un corbillard

 

avec ses sirène hurlant le suicide

 

- pin-pon, pin-pon, pin-pon ! –

 

un sifflement à midi qui n’a cessé d’insister sur la vie

 

en grillant les feux de circulation !

 

 

 


Je suis revenue

 

mais le désordre n’est plus ce qu’il était.

 

J’en ai perdu le fil !

 

L’innocence !

 

Ce patient sous son chapeau en forme de tuyau de poêle

 

avec ses blagues féroces, son sourire fou

 

- même lui, il paraît flou, petit et pâle.

 

Je suis revenue,

 

me suis réinternée,

 

fixée au mur comme une ventouse de salle de bain,

 

détenue comme une prisonnière

 

tellement indigente

 

qu’elle est tombée amoureuse de sa prison.

 

 

 


Debout près de cette fenêtre vétuste

 

je me plains de la soupe,

 

j’examine le terrain,

 

en m’autorisant cette vie gâchée.

 

Bientôt je lèverai le visage en guise de drapeau blanc,

 

et quand Dieu entrera dans le fort,

 

je ne cracherai ni vomirai sur son doigt.

 

Je le mangerai comme une fleur blanche.

 

Est-ce là le vieux truc, le délabrement,

 

le crâne qui attend sa dose

 

de courant électrique,

 

 


C’est de la folie

 

Mais c’est aussi une sorte de faim.

 

A quoi bon mes questions

 

dans cette hiérarchie de la mort

 

où s’engouffrent la terre et les pierres.

 

Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon !

 

C’est à peine un festin.

 

C’est mon estomac qui me fait souffrir.

 

 


Retournez-vous, mes faims !

 

Pour une fois prenez une décision réfléchie.

 

Il y a des cerveaux qui pourrissent ici

 

telles des bananes noires.

 

Des cœurs sont devenus aussi plats que des assiettes.

 

Anne, Anne,

 

fuis sur âne,

 

fuis cet hôtel triste,

 

monte une bête poilue,

 

galope à reculons en appuyant

 

tes fesses sur son garrot,

 

adapte-toi d’une façon ou d’une autre à son trot gauche.

 

Chevauche

 

comme bon te semble !

 

Dans ce lieu tout le monde parle à sa propre bouche.

 

C’est cela que d’être fou.

 

Ceux que j’ai le plus aimés en sont morts

 

- de la maladie du fou.

 

                                              Juin 1962

 

 

 

Traduit de l’anglais par Sabine Huynh

 

In, Anne Sexton : « Tu vis ou tu meurs. Ouvres poétiques (1960 – 1969)

 

Editions des femmes Antoinette Fouque, 2022

 

 

Flee on Your Donkey


Because there was no other place

to flee to,

I came back to the scene of the disordered senses,

came back last night at midnight,

arriving in the thick June night

without luggage or defenses,

giving up my car keys and my cash,

keeping only a pack of Salem cigarettes

the way a child holds on to a toy.

I signed myself in where a stranger

puts the inked-in X's –

for this is a mental hospital,

not a child's game.

 

Today an intern knocks my knees,

testing for reflexes.

Once I would have winked and begged for dope.

Today I am terribly patient.

Today crows play black-jack

on the stethoscope.

 

Everyone has left me

except my muse,

that good nurse.

She stays in my hand,

a mild white mouse.

 

The curtains, lazy and delicate,

billow and flutter and drop

like the Victorian skirts

of my two maiden aunts

who kept an antique shop.

 

Hornets have been sent.

They cluster like floral arrangements on the screen.

Hornets, dragging their thin stingers,

hover outside, all knowing,

hissing: the hornet knows.

I heard it as a child

but what was it that he meant?

The hornet knows!

What happened to Jack and Doc and Reggy?

Who remembers what lurks in the heart of man?

What did The Green Hornet mean, he knows?

Or have I got it wrong?

Is it The Shadow who had seen

me from my bedside radio?

 

Now it's Dinn, Dinn, Dinn!

while the ladies in the next room argue

and pick their teeth.

Upstairs a girl curls like a snail;

in another room someone tries to eat a shoe;

meanwhile an adolescent pads up and down

the hall in his white tennis socks.

A new doctor makes rounds

advertising tranquilizers, insulin, or shock

to the uninitiated.

 

Six years of such small preoccupations!

Six years of shuttling in and out of this place!

O my hunger! My hunger!

I could have gone around the world twice

or had new children - all boys
.
It was a long trip with little days in it

and no new places.

 

In here,

it's the same old crowd,

the same ruined scene.

The alcoholic arrives with his gold culbs.

The suicide arrives with extra pills sewn

into the lining of her dress.

The permanent guests have done nothing new.

Their faces are still small

like babies with jaundice.

 

Meanwhile,

they carried out my mother,

wrapped like somebody's doll, in sheets,

bandaged her jaw and stuffed up her holes.

My father, too. He went out on the rotten blood

he used up on other women in the Middle West.

He went out, a cured old alcoholic

on crooked feet and useless hands.

He went out calling for his father

who died all by himself long ago –

that fat banker who got locked up,

his genes suspened like dollars,

wrapped up in his secret,

tied up securely in a straitjacket.

 

But you, my doctor, my enthusiast,

were better than Christ;

you promised me another world

to tell me who

I was.

 

I spent most of my time,

a stranger,

damned and in trance - that little hut,

that naked blue-veined place,

my eyes shut on the confusing office,

eyes circling into my childhood,

eyes newly cut.

Years of hints

strung out - a serialized case history –

thirty-three years of the same dull incest

that sustained us both.

You, my bachelor analyst,

who sat on Marlborough Street,

sharing your office with your mother

and giving up cigarettes each New Year,

were the new God,

the manager of the Gideon Bible.

 

I was your third-grader

with a blue star on my forehead.

In trance I could be any age,

voice, gesture - all turned backward

like a drugstore clock.

Awake, I memorized dreams.

Dreams came into the ring

like third string fighters,

each one a bad bet

who might win

because there was no other.

 

I stared at them,

concentrating on the abyss

the way one looks down into a rock quarry,

uncountable miles down,

my hands swinging down like hooks

to pull dreams up out of their cage.

O my hunger! My hunger!

 

Once, outside your office,

I collapsed in the old-fashioned swoon

between the illegally parked cars.

I threw myself down,

pretending dead for eight hours.

I thought I had died

into a snowstorm.

Above my head

chains cracked along like teeth

digging their way through the snowy street.

I lay there

like an overcoat

that someone had thrown away.

You carried me back in,

awkwardly, tenderly,

with help of the red-haired secretary

who was built like a lifeguard.

My shoes,

I remember,

were lost in the snowbank
                                       
as if I planned never to walk again.

 

That was the winter

that my mother died,

half mad on morphine,

blown up, at last,

like a pregnant pig.

I was her dreamy evil eye.

In fact,

I carried a knife in my pocketbook –

my husband's good L. L. Bean hunting knife

I wasn't sure if I should slash a tire

or scrape the guts out of some dream.  

 

You taught me

to believe in dreams;

thus I was the dredger.

I held them like an old woman with arthritic fingers,

carefully straining the water out –

sweet dark playthings,

and above all, mysterious

until they grew mournful and weak.

O my hunger! My hunger!

I was the one

who opened the warm eyelid

like a surgeon

and brought forth young girls

to grunt like fish.

 

I told you,

I said –

but I was lying –

that the kife was for my mother . .

and then I delivered her.

 

The curtains flutter out

and slump against the bars.

They are my two thin ladies

named Blanche and Rose.

The grounds outside

are pruned like an estate at Newport

Far off, in the field,

something yellow grows.

 

Was it last month or last year

that the ambulance ran like a hearse

with its siren blowing on suicide –

Dinn, dinn, dinn! –

a noon whistle that kept insisting on life

all the way through the traffic lights?

 

I have come back

but disorder is not what it was.

I have lost the trick of it!

The innocence of it!

That fellow-patient in his stovepipe hat

with his fiery joke, his manic smile –

even he seems blurred, small and pale.

I have come back,

recommitted,

fastened to the wall like a bathroom plunger,

held like a prisoner

who was so poor

he fell in love with jail.

I stand at this old window

complaining of the soup,

examining the grounds,

allowing myself the wasted life.

Soon I will raise my face for a white flag,

and when God enters the fort,

I won't spit or gag on his finger.

I will eat it like a white flower.

Is this the old trick, the wasting away,

the skull that waits for its dose

of electric power?

 

This is madness

but a kind of hunger.

What good are my questions

in this hierarchy of death

where the earth and the stones go

Dinn! Dinn! Dinn!

It is hardly a feast.

It is my stomach that makes me suffer.

 

Turn, my hungers!

For once make a deliberate decision.

There are brains that rot here

like black bananas.

Hearts have grown as flat as dinner plates.

 

Anne, Anne,

flee on your donkey,

flee this sad hotel,

ride out on some hairy beast,

gallop backward pressing

your buttocks to his withers,

sit to his clumsy gait somehow.

Ride out

any old way you please!

In this place everyone talks to his own mouth.

That's what it means to be crazy.

Those I loved best died of it –

the fool's disease.

 

 

Live or Die

 

Houghton Mifflin Harcourt Company, Boston (USA), 1966
 

 

 


 

8 mars 2025

Montserrat Álvarez (1969 -) : A Lima

 

 

A Lima


 
 
A Lima les chiens anonymes n’existent pas

 

Nous connaissons tous leurs noms, leurs visages et leurs sourires

 

Les fous sont nos camarades dans les rues de

 

          Lima

 

Ils marchent à nos côtés, épaule contre épaule, et

 

     dent contre dent

 

A Lima il y a un policier silencieux à chaque coin de rue

 

et personne ne sait ce que réserve un cœur noir

 

     secret

 

A Lima beaucoup d’entre nous savent que les choses aussi

 

     meurent,

 

que s’éteint humblement sa pauvre vie servile

 

     de chose,

 

et que leurs yeux dans nos yeux les choses nous diront :

 

     « A jamais »

 

A Lima les coqs chantent trop tôt, et

 

     sous les rues il y a des draps

 

glacés cachés comme la nuit des merveilleux

 

     corps solitaires

 

et les nuages sont des voûtes de marbre dans l’horizon

 

     des jours d’hiver

 

A Lima nous connaissons tous le son précis du

 

     gémissement de dents, et nous sommes nés avec la lâcheté

 

     jusqu’à la moelle des os

 

A Lima les bus de ville arrivent toujours quand il est

 

     déjà trop tard et rapportent des histoires de défaite à chaque

 

     lettre de leurs parcours

 

Et nous nous asseyons pour oublier où nous sommes

 

     et nous méditons en silence et sans regarder nos

 

     visages, parce qu’à Lima

 

chacun est poète, et il danse avec son ombre comme

 

     seul partenaire, et il prépare en secret

 

     sa voix de minuit.

 


 
 

 

Traduit de l’espagnol


 

Revue « Conséquence #3 », 2019

 

 

Voir aussi :

 

 Icare (11/03/2020)

 

Elle voit plus loin (11/03/2021)

 

Argos (15/03/2022)

 

Cette joyeuse nuit de l’Apocalypse (11/03/2023

 

Ce qui ne fut pas dit (12/03/2024)
 

2 mars 2025

Lilian Dartiguenave (? – 2007) : La main tendue

 

 

La main tendue


 
 
Doucement à l’horizon

 

le soleil rougeoyant

 

a culbuté derrière l’intense nappe bleue

 

tout s’estompe

 

et la main tendue de cet enfant

 

au regard de famine

 

n’est plus dans le soir qui descend

 

qu’une virgule...

 


 
 

Vivre

 

Imprimerie Henri Deschamps, Port-au-Prince (Haïti), 1985 :

 


Voir aussi :


Souvenance (09/03/2024)

 

25 février 2025

Heather Dohollau (1925 - 2013) : Octobre Toscan

 

 

Octobre toscan
 
 

SOIR A VOLTERRA


 
Des figurants de Friedrich qui attendent

 

En silence sur un mur au crépuscule

 

Touchant par vol immobile au mystère

 

Une marée d’or aux interstices du monde

 

Ici où la nuit monte de la terre

 

Où loin en bas un serpent d’argent fuit

 

Là où les montagnes dans leurs plis extrêmes

 

Tombent sur d’autres versants au-delà de l’ombre


 
 

LE BALZE


 
Une fâcherie de jeunes devant une scène

 

De chute extrême et sans finalité

 

Tombée du soir ici où tout tombe

 

Et nous de même les quelques arbres

 

Se penchant hors du gouffre épargnent leur souffle

 

Seulement nos yeux les gardent nos cœurs mesurent

 

Une courbe de flèche le vol retient le nid

 

Toujours au bord la balance porte

 

En contre-poids de tout une fleur de rien

 

Fiction suprême tenant en gage le temps


 
 

L’APPARITA


 
Une apparition voir pour ne pas voir

 

La scène d’herbe rase ascèse de lames

 

Et de larmes du rouge et du vert


 
          Des spectres en plein jour

 

          Faites-leur de la place !


 
          « Temps perdu hors de l’amour » ?


 
Mais ici c’est le palais de ce temps

 

Le lieu des vents l’aigu de tout parfum

 

La colline simple des signes

 

Une geste de l’air


 
 

LES BAINS DE MORBO


 
Un lieu rouge et gai dans ce lieu morne

 

Par un court après-midi d’octobre

 

Des bains de Morbo de Laurent et sa mère

 

D’il y a cinq siècles ne restent que l’eau

 

Des fontaines les lignes tremblées d’un jardin

 

Mais le lion rit et les feuilles tombées des arbres

 

Ont mémoire de longs jours au goût de souffre

 

Ramassés ardents dans les plis du soir

 

Enfin la tour !

 

La mienne en rêve

 

Ou celle de Yeats

 

Au bout du voyage

 

Ici elle termine tout

 

Parmi les pentes des toits

 

Les fentes des chemins

 

Les plantes suspendent

 

Leurs prévisions précaires

 

Aux clous de l’air

 

La terre tourne et tombe

 

Mais la flamme est haute

 

Se tenant à sa place

 

En haut du jour

 


 
 

CETINALE


 
Suspendu sur la colline comme un glaive

 

Le purgatoire domine le paradis

 


 

Le raptus d’une montée par les arbres

 

Quoique pas à pas et dans une gaine de souffle

 

Sépare en deux le jour dédouble les heures

 

Retourne le regard et détache pour l’œil

 

Le paysage d’une promesse dans un temps

 

De mémoire présente ou de futur proche

 

De l’autre côté d’une barrière du même

 

Le paradis est ce qui se trouve là

 

Mais l’on doit tromper l’image dans la fleur

 

La maison borde ses pierres l’herbe est de grâce

 


 

Les fleurs de salvia brûlent vers le haut

 

Du mur du presbytère au jardin clair

 

Poussant la porte de l’église c’est le noir

 

L’aile éphémère de l’ombre mais le jour revient

 

Les piliers se dégagent le toit remonte

 

Le silence creuse en avant las pas mènent

 

Au croisement de la nef et là s’arrêtent

 

Une présence y fait face le cœur se pose


 
 

La terre âgée.

 

Editions Folle Avoine,35023Bédée 1996

 

 

Voir aussi :


 « Matière de lumière les murs… » (14/01/2017)


« Si pour vivre il suffit de toucher la terre… » (11/02/2017)


La terre âgée (21/03/2017)


L’après-midi à Bréhat (28/04/2017)


Mère bleue (05/03/2018)


L’ombre au soleil (05/03/19)


Le tertre blanc (05/03/20)


Paulina à Orta (05/03/2021)


Lieux (06/03/2022)


Fleurs (05/03/2023)


Les larmes de Carthage (05/03/2024)

 

20 février 2025

Alice Rahon (1904 – 1987) : A même la terre

Alice Rahon au Mexique, vers 1940-41. Photo : Walter Reuter

 

 

A même la terre

 

(extraits)

 

 

Une femme qui était belle

 

un jour

 

ôta son visage

 

sa tête devint lisse

 

aveugle et sourde

 

à l’abri des pièges des miroirs

 

et des regards d’amour

 

entre les roseaux du soleil

 

on ne put trouver sa tête

 

couvée par un épervier

 

les secrets bien plus beaux

 

de n’avoir pas été dits

 

les mots pas écrits

 

les pas effacés

 

les cendres envolées sans nom

 

sans plaque de marbre

 

violant le souvenir

 

tant d’ailes à casser

 

avant la nuit

 

 

*

 

Comme la braise au duvet bleu

 

dans l’aisselle du feu

 

qui parle en étincelles

 

trouve-moi les mots pour consoler

 

mon amie

 

elle est douce et brune

 

telle une prune sous la pluie

 

à genoux au coin des routes

 

où passent des chapelets

 

de petits cœurs se donnant la main

 

          elle attend

 

pour moissonner les lumières

 

          et les rires de l’eau

 

ô vous source de la neige

 

la laisserez-vous longtemps

 

si près de la meule

 

que l’amour retient de la chute

 

*

 

Les amazones de la mer

 

en robe noire dansent

 

comme des araignées dans leur toile

 

et crient et jouent à bouche close

 

sur le sable de cette grève

 

chacune son fil blanc assis sur le noir

 

un grain de terre dans la main

 

et les talons lisses usés couchés

 

le museau de bois à la place du visage

 

arqué par la folie sur le feu de nuit

 

tu respires les mots empoisonnés

 

ce fils tissé à la hâte

 

cette bave éclatante

 

ces cris d’herbe sous les pieds

 

ces toiles lourdes d’encre

 

cette spirale vibrante d’eau

 

ce museau

 

cette pointe

 

noué dans la crainte du rire sans remède

 

*

 

Je ne sais pas ce qu’il faut penser

 

de la vie et de la mort

 

Je sais seulement combien j’aime

 

la lumière du soleil

 

Si un cheval devient vieux et fourbu

 

dans des besognes serviles

 

il a pourtant sur son front

 

entre ses yeux de planètes innocentes


cette fleur merveilleuse

 

du miracle et de la folie

 

le mal – personne ne peut rien contre cela

 

ni au vent qui taille des oiseaux

 

en flèches vives

 

Derrière des vitres closes

 

des rideaux de poussière

 

sur des couloirs où l’on ne passe plus

 

Quand le soleil s’unit de profil

 

à un mur blanc et nu

 

il faudrait un télescope

 

ce serait comme dans le monde des étoiles

 

Je ne sais pas lire la calligraphie des éclairs

 

 

 

Editions surréalistes, 1936

 

11 février 2025

Danièle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (5)

Soirée Action Poétique : Jean-Claude Montel, Franck Vernaille, Danielle Collobert

 

 

Dire II

 


 
.........................................................................


c’est tout- fermer les yeux – les ouvrir – les refermer à nouveau – pas de


vision – pas de couleur - rien à voir – ne pas être – se démettre – écrire le


mot – les yeux fermés – au hasard – dans un coin du papier – sur le sol


peut-être – sur le mur

 


 
aucun lieu pour le mot – dans le sable peut-être – le mieux - tracer un mot


entre deux flux – si on pouvait faire çà – effacer – recommencer sans cesse


le même signe - retrouver à chaque fois l’étonnement – trouver un mot possible


pour çà – un mot ou un son unique – pouvoir s’arrêter -  en finir avec les


histoires de mots sans fin – se débarrasser enfin – supporter enfin le silence


sans rien - sans rien  dire

 


 
mais non – ce qui vient – seulement un mot à peu près - une ébauche – et le


monde plein tout autour – écrasant – le tumulte – le bruit – le bruit partout –

 


 
lié - ne pas pouvoir s’arracher – se débattre dans cette confusion – secouer la


tête dans tous les sens pour ne plus entendre – les bras enfermant la


tête - les mains aux oreilles – affolé – crier – faire monter les cris du plus loin -


du plus profond possible – hurler par moments - pour couvrit tout çà – haleter à


la fin – épuisé - sans souffle – toujours vaincu – toujours envahi

 


 
entendre – écouter – pas moyen de se soustraire – se fondre – obligé d’être


là - on dirait – obligé d’entendre et de parler en même temps – comme si


c’était possible – qui parle – qui écoute – ces mots-là – lesquels – et les bruits –


comment distinguer - supprimer la contradiction – s’enfuir – même pas

 


 
aucun répit – ne plus pouvoir refuser – laisse aller les mots ainsi – comme on


ouvre une vanne – arrive le flot épais – incohérent – énorme chute de mots


emmêlés – bousculés – broyés aussi – méconnaissables – la pâte – les


vomissures – une bouillie sans cesse mâchée - avalée – rejetée jusqu’aux


lèvres infranchissables – ravalée encore – va-et-vient intérieur amer –


insupportable – jusqu’au dégoût parfois – jusqu’au rire

 


 
 
s’endormir pour oublier – sortir du tumulus – trouver une sorte de paix –


quelque part – une sorte de silence – quelque chose d’approchant – pas tout à


fait le silence – bien sûr – mais tout doucement – un murmure – un


gémissement - voilà – ça vient – l’engourdissement – avoir le moyen – la clef


pour ça – il suffit de penser seulement au-delà des murs – à travers eux – voir


le ciel – la mer – se rappeler le vague – la douceur

 


 
déraper dans les souvenirs de pluie le long des docks sur les quais – sur la ville


- ou surles terres rases – les dunes – en bordure de mer – des mots bien


consistants – là – chargés d’images – lourds comme des bateaux pleins -  des


mots-clefs – pour ouvrir des paysages – des départs – et d’autres souvenirs –


avec des mots pour les visages – les mains – un corps - vieilli souvent – le


prochain – bientôt – leurs corps – leurs regards – des mots ouvrants

 


 
s’épuiser très vite au jeu -  les mots lâchés ainsi reviennent – réintègrent les


murs - la tête – rien à faire – plus jamais de vraie fuite au-dehors – de longues


échappées au large -  n’avoir plus la force – plus l’envie – pas de nécessité – ça


reste là – tout près – tout autour – la fin des voyages – bien sûr – on sait –


parfois encore ça reviendra – des envies – de plus en plus légères – fugitives –


des velléités – sourire de moins en moins – seulement du ciel – des murs


blancs - et le regard voilé

 


 
sans le vouloir encore – ou le contraire peut-être – un dernier paysage de ciel


ou de murs blancs – jusqu’à quand cet espoir-là – cette dernière fuite dans le


dernier paysage – y tenir – on y tient encore -  possible encore peut-être  d’y


croire – après la désertion au monde – de l’autre côté des murs – c’est-à-dire


les souvenirs –l’organisation – la confusion -  c’est-à-dire comment on avait


mis tout ensemble – ce qu’il y avait – avant cette chambre lisse et vide – où

 

 


l’on n’est même pas sûrement – peut-être en pensée – comme on dit – toujours


l’incertitude

 


 
immobile – maintenant – dans l’apparence d’espace – la durée irréelle – sans


prise – sans recours

 


 
se glisser des mains -se glisser des mots – toutes images équivalentes –


probablement – pas même pouvoir encore s’inventer – se trouver quelque


chose à se dire à soi-même – le monologue – presque la compréhension –


une tendresse à soi – privé maintenant de ca – presque un désert – sucé –


aspiré de l’intérieur – à chaque instant – disparaître des murs – disparu de


partout–

 


 
un moyen – un compromis – pour continuer à vivre – pour s’apparaître peut-


être encore de temps en temps -  sans image – sans reflet – seulement


s’entendre – le souffle – le cri – les mots – quelquefois - avant de disparaître –


tracer quelque chose – quelque part – pour rien – sans nécessité sûrement – être


là –pourtant – encore –à essayer


.................................................................

 


 
Dire I- II


Editions Seghers / Laffont (Change), 1972


 
Voir aussi :


Là-ramassé (08/04/2017)


Dire II (1) (11/02/2020)


Dire II (2) (11/02/2021)


Dire II (3) (12/02/2022)


Dire II (4) (11/02/2023)

 

7 février 2025

Emily Jane Brontë (1818 - 1848) : « Je ne pleurerai pas... » / « ll not weep... »

 

 

Je ne pleurerai pas de te voir me quitter


Il n'est rien d'aimable ici-bas,


Et doublement m'affligera ce sombre monde


Tant que ton cœur y pâtira.

 

 


Je ne pleurerai pas : la splendeur de l'été


Nécessairement s'enténèbre :


L'histoire la plus heureuse, quand on la suit,


Se termine avec le tombeau !

 

 


Et je suis excédée de l'angoisse qu'apporte


Le long cortège des hivers,


Outrée de voir l'esprit languir au long des ans


Dans le plus morne désespoir.

 

 


Si donc un pleur m'échappe à l'heure de ta mort,


Sache-le, il ne marquera


Qu'un soupir de mon âme impatiente de fuir


Et d'être en repos avec toi.

 

                                                                                              4 mai 1840


Traduit de l’anglais par Pierre Leyris,


In, Emily Bronte : Poèmes (1836 – 1846)


Editions Gallimard, 1963

 


 

     ll not weep that thou art going to leave me,


     There's nothing lovely here;


     And doubly will the dark world grieve me,


     While thy heart suffers there.

 

 

     I'll not weep, because the summer's glory


     Must always end in gloom;


     And, follow out the happiest story—


     It closes with a tomb!

 

 

     And I am weary of the anguish


     Increasing winters bear;


     Weary to watch the spirit languish


     Through years of dead despair.

 

 

     So, if a tear, when thou art dying,


     Should haply fall from me,


     It is but that my soul is sighing


     To go and rest with thee.


                                                                                              May 4, 1840
 
 
C. W. Hatfield : « The Complete Poems of Emily Jane Bronte,


Revised from Manuscripts »


Columbia University Press, New-York, 1941

 

 

Voir aussi :


Il devrait n’être point de désespoir pour toi / There should be no despair for you  (02/03/2017)


Le soleil est couché / The sun has set (05/04/2017)


« Autour de moi des tombes grises... / « I see around me tombstones grey… » (01/08/2018)


« Mon plus grand bonheur... »  / « I’m appiest… » (30/06/2019)


« Je viendrai quand ... » / « I’ll come when … » (02/08/2019)


Viens-t’en avec moi / Come, walk with me (02/08/2020)


« Dis-moi, dis, souriante enfant... » / « Tell me, tell me, smiling child... » (01/08/2021)


Brouillard léger sur la colline / Mild the mist upon the hill (06/02/2022)


« Comme elle brille clair ... » / « How clear she shines... » (05/02/2023)


Chanson / Song (06/02/2024)

 

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Femmes en Poésie
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