Heather Dohollau (1925 – 2013) : Lieux
Lieux
ELOGE DE L’ENNUI
LLWYN Y PIA
D’ici à là-bas le monde s’étire
l’ennui a pris un visage d’herbe
midi est loin au bord de la pelouse
chaque fleur de pensée bricole son espace
pétales veloutés pourpre propre aux rois
avec un œil jaune pour tout regard
le vide en somme se creuse à l’horizon
l’éternité s’habille au frais du jour
dépliant hors d’atteinte son maintenant
AMROTH
Une petite vallée qui va vers la mer
le passage par un sentier étroit
où l’ombre se presse les arbres ont pas de l’homme
une eau obscure semble former un entonnoir
un silence soudain et l’on ouvre les yeux
le bandeau tiré tout est encore là
un sable blanc les rochers qui font île
les pas de douceur où la mer susurre
l’O du monde le creux du paradis
le toucher fertile d’un entre-deux
où comme un gant retourné qui lâche prise
ce qui fur au-delà a place ici
SAN CASSIANO
La maison rouge de l’autre côté de l’eau
garde par ses fenêtres noblesse de temps
un palais pauvre reflet dans un œil d’or
et aussi de ce jardin la longue vue
le canale grande passe en sa superbe
les clignements d’instants font une barre fragile
où reste encore en creux un toucher d’heures
les pas reprennent les dalles tranquilles du jour
Venise respire aux mesures de ses chats
les yeux explorent et suivent de ravissement
au tournant où s’annonce un paradis
la lumière s’allonge en bas de l’ombre
FAIRLIGHT COVE
Pâques 1950.
« The manna and the mysteries »
D.H.L.
« My failing consists in writing verses »
Po Chui-i.
Une lumière légère bénit tout ce bleu
le temps hésite le peu des jours se pose
les cris des oiseaux cessent d’arrimer l’air
la mer retire ses bracelets d’écume
assise sur un rocher avec des livres
Lawrence « Etruscan Places » et Po Chu’i
la passion et la patience les deux mains
et dans la paix des anges le sable s’écoule
et tremble au loin invisible dans la brume
la côte miroir de cette autre terre
où tourne en Janus la face d’une vie
là où doit attendre l’envers des mots
Le chant des oiseaux est la porte
écume à la lisière du vent
donnant sur le silence
des prières des hommes
dans la nef les doigts humides
touchent les pierres froides
les tiges duveteuses des primevères
le vari lieu est une absence de lieu
le vrai lieu s’est retiré pour être ici
dans l’hostie que l’on prend dans la main
contre ces pierres aveugles affleure le paysage
arc brisé de la flèche du temps.
Abbaye de Boquen
Vendredi Saint.
Ce soir les mouettes volent vers la mer
laissant le soleil aux lèvres de l’ombre
à l’est le ciel a pressé toutes ses couleurs
et deux nuages oranges suspendus dans le bleu
errent lentement vers la nuit
les mouettes descendent la vallée de l’estuaire
pressentant le point invisible où tout repose
des cris épars ayant étalé le silence
elles s’endormiront du côté de l’aube
Tertre Aubé
Sur un banc face à la maison
dans le vide de l’attente
devant la porte fermée
du piano du salon vient une musique
vite bue par le chemin
ô beauté béance du lac
pourquoi n’as-tu pas su me retenir
près de cet œil mort
comment me laisser partir
vers l’envers de la montagne
Sils Maria.
Pourquoi se souvenir d’un café sur la place de Duino devant l’entrée du
château, dans l’attente du car pour retrouver la gare de Monfalcone et le train
pour Venise ? Il y a l’ombre d’un arbre (mais suis-je dedans ou dehors ?) les
hauts murs séparent le domaine du château du vide de la place. Les pas abrupts
de l’imaginaire et le plain-pied de réel. Vide-plein, plein-vide... Le car arrive
et je quitte un interdit frais comme la mer.
FENÊTRE A SOGLIO
Une image ancienne
où une femme se trouve
en gloire de soleil
dans une chambre ailleurs
là où commence le proche
par voie de mots
les pas s’éloignent
enfin de ses mille fleurs
une robe respire
et tout s’habille
au toucher de regard
dans un angle de la vue
pour être ici
il y a eu des pages
de blancheur royale
et de parterres sombres
trois langues en suspens
fermaient les yeux pour voir
là-haut festonnent
des barrières de neige
dans l’entre-deux de verre
et un chemin descend
par de verts paliers
à un lait obscur
à mi-hauteur
est ce château de l’âme
un labyrinthe de buis
pour des bulles fragiles
les pierres protègent
le battement frais des heures
et bien en bas
le château périlleux
cristal de souffle
aux peintures vertes et roses
et un pauvre jardin
pour l’amour du monde
SAN PIETRO DI CASTELLO
Ici viennent les pirates
les jours clairs de lessive
et de cuisine sur l’herbe
quand les hommes sont en mer
et les chiens chassent
leurs chats de rêve
journées de vent
où la fumée bleue
s’en va sous les arbres
et les draps claquent
les pirates arrivent
dans les barques
couleurs d’algues
personne ne les voit
ils sont là
dans la clarté
et soudain les femmes
n’ont autour d’elles
que le sourire des choses
dans la tour
la cloche sonne
et les pigeons
volent très haut
quand les hommes
rentrent le soir
les femmes sont là
mais les plats sont brûlés
et les draps flottent
sur la lagune
SAN BIAGIO
Le ciel d’une terre aux yeux de l’ange
dehors dedans se tenir aux espaces
où dans les niches de pierre le vide se pose
en pétales d’une absence fleur de tout.
PALLADIO
Vivre en soi
pour créer des espaces
à partir d’eux la distance
fait des pas un corps se dresse
où l’ouvert voit ses yeux
la beauté est de l’air
d’une pièce à l’autre
une conférence du vide
affine les murs
les tient en suspens
où l’espace se rêve
et ainsi logé
vivre a tout son temps
Le perroquet dans la cuisine
devant la fenêtre
est le niveau
de la maison de ma grand’mère
le foyer d’où partent les rayons
sur une surface plane
il suffit de monter jusque-là
et de courir le reste est facile
mais vu d’en bas de la pente du temps
c’est le jour d’un puits
l’impossible voix
qui crie le maintenant
qui est mon nom
Llwyn y Pia.
URBISE
Le clos étalé d’une clairière
sa courbe tenue en bras de rivière
qui coule tout bas son passage par les pierres
exalté par la présence des hauts arbres
leur poussée royale vers la lumière
traversée par les flèches vives des oiseaux
qui portent comme feuilles le filet de leur chant
la route passe au-dessus derrière la haie
la lame blanche du temps s’étirant là
avec ses bordures piquées de fleurs claires
qui sont semis du ciel
un ciel proche qui parle de son propre silence
dans ce qui semble être un entre-deux
paysage de très riches heures
et assise sur le banc devant l’étang
où les canards tracent heureux leur propre dessin
de vols rapportés sur une surface lisse
le triple angélus annonce le soir
en dernière salutation de ce jour
et l’oreille capte la venue d’un ange
où tremble encore le plissement de sa robe
Un regard d’ambre
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 2008
Voir aussi :
« Matière de lumière les murs… » (14/01/2017)
« Si pour vivre il suffit de toucher la terre… » (11/02/2017)
La terre âgée (21/03/2017)
L’après-midi à Bréhat (28/04/2017)
Mère bleue (05/03/2018)
L’ombre au soleil (05/03/19)
Le tertre blanc (05/03/20)
Paulina à Orta (05/03/2021)
Fleurs 05/03/2023)