Heather Dohollau (1925 – 2013) : La terre âgée
La terre âgée
LA MEMOIRE
Une photographie prise cet été
Montre une femme aux cheveux blancs
Dans une chaise longue
Pieds nus au paradis
Et là dedans dehors
Je la rejoins
Au soleil d’un matin
Où la terre
Un instant se retourne
Et prend encore
Sa jeunesse dans ses bras
LA PRAIRIE
Un tablier d’herbe
Où les arbres font signe
S’y tenant sur les bords
Chacun ayant tracé à sa place
Un paraphe royal
Le bleu du ciel
Caresse et contient
Où le terrain tombe
En face la montagne
Nous mêle aux fleurs
De son regard
LES SOURCES
Se faufilant plus bas
Leur musique clôt
Un cadre d’espace
Nous maintenant au bord
De ce qui tombe
La maison dans leurs bras
Persiste et signe
Le droit à l’éphémère
De ce qui dure
Un leurre de lumière
Brille et se sauve
LA NEIGE
Les arbres après la neige
Souffle coupé par la blancheur
Les prégnances de la page
Où les mots semblent naître
Avant la lettre
Les mains secouent les branches
Qui se relèvent
Les oiseaux en se posant
Plient leurs ailes
Et tracent à l’encre de l’ombre
Leurs pas en chemin
LA PIERRE
Ramassée sur la route un temps de neige
Et tenue à la main ne pèse pas lourd
Ses dessins d’arbres semblent tracés à la craie
Et blanc sur noir en paysage d’hiver
Aux champs les quelques arbres de l’osier
Secouent les brandons de leur chevelure
En pantomime de fuite mais dans cette mer
Où tout se tient en îlot hors l’écume
Seulement cette pierre partage le rêve de l’autre
Et lui fait signe
LA MONTAGNE
Visible - invisible présence qui fait don
D’un face à face où toute proportion tombe
Avènement de l’humain qui se hisse
Et par ses yeux s’étale en conséquence
Dérision d’un reflet et sa gloire
Le bout du miroir tout le long du chemin
Narguant les dieux
Ou est-ce que l’inversion tente ?
La montagne fixe la fleur de son regard
Se penche aux fenêtres
Et couche son ombre à l’étoile d’un feu
LES ARBRES
L’anonymat des sapins, vague sur vague
Des chênes, des châtaigniers, et maintenant
Un sorbier des oiseaux, un cèdre bleu
Liquidambar et ginko biloba
D’un petit bois intime et clairsemé
Une poésie de noms tremble dans les feuilles
Pour l’oiseau prophète et un vent sans peur
Et sans reproche...
Portfolio insolite d’images rares
Une lecture sur la montagne pour un dieu
Vivant à même les pages
Le Papillard.
FIRE BOAT
C’est étrange que ce soit là-bas
Que cela se tient
Que l’eau brûle en effigie
Sur ce lieu de traversée
Presque mort au regard
Sauf pour les marées
Vu du pays si peu réel de mon enfance
L’Empire du Soleil blanc
Chanté par Larbaud
De la côte en face
Et maintenant ce rouge
En oriflamme
S’identifier à l’autre
Pour le combattre
En prendre ses forces
Mon ennemi superbe
Je crie ton nom !
Quand vient avec le soleil
Le sourire de l’ombre
Le chemin trace la figure
De sa fuite
Où tremble la rose de rien
Vous avez parlé d’un voyage à Venise
- le hasard fait la rime avec votre nom
Et maintenant cela ne peut se faire
Autrement qu’en rêve mais je vous vois
Heureuse, un matin tôt de soleil frais
Au marché de Santa Maria Formosa
Les couleurs et les odeurs et les bruits
De la petite place autour de l’église basse
Où Rilke trouva gravés dans le marbre
Les mots nés d’un tel désir de vie
Que sous ses doigts les lettres
Furent ligne de lèvres et le froid souffle
Le linge du jour étendu sur des fils
De la Vierge, les Parques hésitent
De près le matin montre une pupille sombre
Les chants des oiseaux utilisent les mots
D’un langage privé où les choses se montrent
Sous l’application zélée d’un baume
Adoucisseur du nom. Sourire sans bord
* * *
De mon lit
Tant qu’il fait encore jour
Je vois les martinets
Des battements d’ailes suivis de longues glissades
Nous – enfants sur nos vélos – fîmes de même
Qui eurent la terre pour ciel
* * *
L’air ce matin a l’odeur de la Perse
Une royale frugalité mesure les règnes
Et les rose troublent de leur souffle léger
Un paradis de peu
Une maison blanche pareille aux autres
Dans une rue au nom de poète
Celui du paradis perdu et retrouvé
Et déjà un vent – mais venu d’où ?
Qui isolait comme dans une mer
Et déjà je cherchais un bateau
Pour être de l’autre côté
Un bateau de plumes dans une boîte en fer
Comptées le soir pour préparer le matin
Et le tracé dans une encre arc-en-ciel
De la venue provisoire du réel
Les bateaux des livres portaient loin
Et des fois une chute de la terre
Faisant voir à l’instar des mots
Une entrée par-derrière où nous sommes
Mais de face les anges furent les heures
Et je voyais au travers d’une grille
Où les bateaux buvards des yeux
S’imbibaient des eaux fictives
Et saturés perdaient le jour
Mais si tout n’était que perte
Par le passage des glaives
Et en chaque être se courbait
L’eau lisse de sa chute
Il y avait aussi les jardins
Avec la bénédiction des murs
Où le vent, de ses lèvres
Soufflait l’heure
Par l’horloge des graines
Et parfois ces paysages étoiles
Ressemblaient à ceux de là-bas
Et dans une même lumière
Je lisais l’un par l’autre
Mais à quelle distance peut-on lire
Entre les lignes ? Celle qui voit
Les deux bords d’un fleuve
Et tresse de l’un à l’autre
Une natte très claire
De fleurs semblables
Une navette sur un fleuve
Qui est la vie
Où ces traversées font
Que l’entre-deux
Est et n’est pas
Le chemin
Vivre en souvenir de soi
Passé par le peigne des autres
Le peigne – la peine ? – erreur de l’étrangère
Et par les lieux. Colorées de mémoire
Où par les peintres eux-mêmes
Vallées du Titien avec les monts bleus
Et celle de Poussin cernées de hauts rochers
Terminés tendrement par le corps d’un dieu
Le spectre des couleurs sur le blanc intact
De la dernière page. Fraîcheur qui se déplie
Dans l’air irisé d’un arc-en-ciel
Où la promesse tremble. Un bouquet de quatre saisons
A la main de celle qui se penche encore
La terre âgée.
Editions Folle avoine, 1996
Voir aussi :
« Matière de lumière les murs… » (14/01/2017)
« Si pour vivre il suffit de toucher la terre… » (11//02/2017)
L’après-midi à Bréhat (28/04/2017)
Mère bleue (05/03/2018)
L’ombre au soleil (05/03/19)
Le tertre blanc (05/03/2020)
Paulina à Orta (05/03/2021)
Lieux (06/03/2022)
Fleurs 05/03/2023)