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Femmes en Poésie
22 mars 2025

Inger Christensen (1935 – 2009) : La vallée des papillons

Inger Christensen, 2008. ©Getty - Gezett/ullstein bild via Getty Images

 

 

Un requiem

 


 
I


Voici l’envol des papillons du monde


poussière coloriée du corps chaud de la terre,


cinabre et or et ocre et jaune phosphore,


une nuée de matière chimique soulevée.

 


 
Ce scintillement ailé est-il une bande


d’atomes lumineux dans une vison rêvée ?


Est-ce l’heure d’été imaginaire de l’enfance


éclatée comme en éclairs alternés ?

 


 
Non, c’est l’ange de la lumière qui se déguise


en Apollon, Mnémosyne noire, en Cuivré,


en Sphinx des peupliers, en Machaon porte-queue.

 


 
De ma raison voilée je les perçois


comme plumes légères de l’édredon brumeux


dans la chaleur de la vallée de Brajcino.

 


 
II


Dans la chaleur de la vallée de Brajcino.


où toute mémoire s’effrite, où tout


dans la rencontre entre plantes et lumière


d’abord sans parfum se transforme en parfum.

 


 
Je marche à reculons de feuille à feuille,


les pose sur les orties de mon enfance,


le plus divin des pièges de la nature


captant ce qui s’en va comme passent les jours.

 


 
Là, dans mon cocon, se trouve l’Amiral


d’abord chenille vert tendre, il se mue,


vorace, en ce qu’on nomme esprit

 


 
afin de, comme d’autres papillons d’été


faire remonter la pourpre dense de la vie


depuis l’amère grotte souterraine.

 


 
III


Depuis l’amère grotte souterraine


ou la première vermine onirique


et cette cruauté que l’on aime cacher


tapissent les abîmes de l’esprit,

 


 
voici monter Morphée, Sphinx tête de mort,


tous ceux qui montrent leur côté crépusculaire


et m’enseignent à quel point il est doux


de tomber dans le gris et ressembler à Dieu.

 


 
La Piéride du chou dans un pré à Vejle


une âme immaculée qui au miroir des ailes


signale en son dessin la vanité des choses,

 


 
que cherche-t-elle dans cet air sinistre ?


Est-ce le chagrin par ma vie dépassé


que les buissons recouvrent de parfums ?

 


 
IV


Que les buissons recouvrent de parfums,


une déraison sauvage et labyrinthique,


quand les racines des fleurs se plongent


dans ce qui est pourri, plein de poils et d’ombre,

 


 
l’envol du papillon peut recouvrir


sa sujétion au simple corps d’insecte,


son envol fait croire que c’est une fleur


et non pas cette tempête d’images sérielles,

 


 
comme si une Phalène, un Bombyx, une Xanthie


faisant pirouetter le symbole des couleurs,


nous lançaient une énigme censée dissimuler

 


 
que le seul espoir de l’âme au-delà de tout


n’est autre que la symétrie du deuil


comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.

 


 
V


Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.


dans le système périodique des couleurs


parviennent à hisser la terre en diadème


grâce à une infime goutte de nectar,

 


 
comme en la claire insouciance des couleurs


en lavande, en pourpre et en noir lignite,


les papillons enchâssent les cachettes du deuil


tant que leur vie de bonheur soit trop brève,

 


 
leur trompe de papillon sait aspirer


le monde comme dans une fable d’images,


aussi légers comme pour l’envol d’une caresse,

 


 
quand toute lueur d’amour est consumée


seuls circulent les feux de la beauté, de la peur


comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent.

 


 
VI


Comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent,


je crois marcher dans le jardin du paradis,


tandis que le jardin s’enfonce dans le néant


et que les mots, qu’autrefois je sus écrire,

 


 
se décomposent tous en faux leucomes


Robert-le-Diable, Chiffre et Arlequin,


ces mots trompeurs, nuits couleur de silex,


transforment la lumière du jour en clair de lune.

 


 
Ici on trouve les groseilliers, épines noires,


qui, peu  importe les mots que tu avales, allègent,


comme les papillons le souvenir de vivre.

 


 
Faut-il me transformer en chrysalide


devant tout ce qu’Arlequin nous montre


en faisant miroiter au sot de l’univers ?

 


 
VII


En faisant miroiter au sot de l’univers 


que d’autres mondes aussi existent ailleurs


où les dieux peuvent et crier et aboyer


et nous traiter en jeux de dés fortuits,

 


 
rappelle-moi ce jour d’été à Skagen


quand l’Azuré pendant l’accouplement

 

voletait tout le jour comme lambeaux de ciel


un écho d’azur du golfe de Jammer,

 


 
tandis que dans le sable nous gisions

 

 

aussi nombreux qu’on peut l’être à deux


les éléments du corps se mélangeaient
 

 

 


 
avec la terre qui tient du ciel et de la mer,


deux êtres qui se confièrent l’un à l’autre


une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 


 
VIII


Une vie qui ne s’en ira pas comme ça.


Et si dans tout ce qui fut créé par l’homme,


l’ultime bond égoïste de la nature,


l’on doit se voir en ce qui d’avance est perdu,

 


 
voir la plus petite parcelle de l’amour,


du bonheur, comme par un processus absurde,


se confondre avec l’image de l’homme


comme l’herbe, tout comme l’herbe des tombeaux.

 


 
Que faire avec la Carte géographique ?


Son envergure ouvre l’atlas classique,


nous rappelant ces chimères de souvenirs

 


 
que nous baisons comme les icônes des morts


avec le goût du baiser de la mort qui nous les arracha.


D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?

 


 
IX


D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?


Mon cerveau gris pâle embrase-t-il


à lui seul toutes les couleurs du spectre


comme autre chose que les papillons que je vis ?

 


 
Je vis l’Aurore, aux pointes de paprika,


sa lueur grise et pâle de savane,


la migration des chardonnerets, en droite


ligne depuis l’Afrique aux terres hivernales.

 


 
Je vis le bassin d’un Géomètre,


les bords sombres des petites demi-lunes,


placées à tire-d’aile de l’univers.

 


 
Ce que je vis n’était pas que visions étourdies


comme un cerveau seul peut les mélanger


aux doux mensonges, un brin de quiétude.

 


 
X


Aux doux mensonges, un brin de quiétude


en une lueur duvetée de jade et d’émeraude,


les chenilles Grand Mars elles-mêmes nues,


imitent parfaitement les feuilles du saule.

 


 
Je les vis manger leur propre image


qui fut ensuite repliée en chrysalide


puis suspendue pour ressembler à ce qu’elle signifie,


une feuille parmi les feuilles dans une étendue.

 


 
Mais si le papillon par son langage images


survit mieux en faisant le voleur,


pourquoi dès lors serais-je, moi, moins sage,

 


 
si l’angoisse du vide peut être apaisée


juste en nommant papillons les âmes


éphémères visions des regrettés défunts ?

 


 
XI


Ephémères visions des regrettés défunts,


le papillon de l’aubépine qui plane


comme un nuage blanc teinté de traces


de bouquets rouges tissés par la lumière,

 


 
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers


de bras des giroflées, asters et gypsophiles,


mon père qui m’enseigna les premiers noms


de ce qui doit ramper avant de disparaître

 


 
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons


où tout n’existe que de ce côté, où même


les morts entendent le rossignol, son chant

 


 
possède une pulsation étrange, mélancolique


qui va de nulle souffrance à la souffrance,


mon oreille répond d’un tintement secret.

 


 
XII


Mon oreille répond d’un tintement secret,


mon œil par son regard introverti,


mon cœur le sait, je ne suis pas personne


mais il répond d’un pincement familier.

 


 
Je me répète dans toutes les Arpenteuses


un soir de novembre dans la chênaie,


elles reflètent la lumière de la lune


en faisant le soleil dans la nuit la plus noire.

 


 
Je me reflète dans leur sommeil de pupe


d’où sans pitié elles seront libérées, au sommet


du besoin dans les salons du gel,

 


 
et de ce que mes yeux je vois, le regard


errant du miroir n’est pas seulement la mort,


c’est la mort qui de ses propres yeux.

 


 
XIII


C’est la mort qui de ses propres yeux


désire se voir en moi qui suis candide,


indigène lié a ce qu’il a seul acquis


son propre savoir de ce qu’on nomme vie.

 


 
Voilà pourquoi j’aime faire la Piéride


et fusionner les mots et phénomènes


je fais le Céladon afin de réunir


toutes les vies du monde en une seule.

 


 
Ainsi je peux répondre à la mort, au moment :


je fais l’Agreste, oserai-je espérer


être moi-même l’image d’un éternel été ?

 


 
J’entends très bien que tu m’appelles personne,


c’est moi pourtant, drapé en Tabac d’Espagne, qui


t’observe depuis l’aile du papillon.

 


 
XIV


T’observe depuis l’aile du papillon,


ce n’est qu’un peu d’écaille de papillon,


plus fin qu’un rien créé par personne,


réponse à la feuillée d’étoiles lointaines.

 


 
Tourbillon de lumière dans le vent d’été


comme lueurs de nacre, de glace et de feu,


comme tout ce qui vit dans la disparition


demeure soi-même et ne s’égare jamais.

 


 
Comme ce qui en Grand Cuivré, Grand Mars ou Azuré


transforme l’arc-en-ciel en papillons terrestres


dans l’onirique sphère visionnaire de la terre,

 


 
un poème porté par la Belle-Dame.


Je vois que la poussière se lève un peu,


voici l’envol des papillons du monde.

 


 
XV


Voici l’envol des papillons du monde


dans la chaleur de la vallée de Brajcino


depuis l’amère grotte souterraine


que les buissons recouvrent de parfums.

 


 
Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.


comme Paon de jour, comme Paon de nuit, ils volent


en faisant miroiter au sot de l’univers


une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 


 
D’où vient l’étrange magie de cette rencontre


aux doux mensonge, un brin de quiétude,


éphémères visions des regrettés défunts ?

 


 
Mon oreille répond d’un tintement secret :


c’est la mort qui de ses propres yeux


t’observe depuis l’aile du papillon.

 

 


 
 
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen


In, Inger Christensen :« La Vallée des papillons & Lettre en avril »


Editions Rehauts,2018

 

 


Voir aussi : 


Lumière (21/03/2021)


Il (21/03/2022)


Le for intérieur (21/03/2023)
 

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