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Femmes en Poésie
23 avril 2025

Inger Christensen (1935 - 2009) : Lettre en Avril (I-III)

 

 

Lettre en Avril


 
 
Il y a les paysages que nous avons traversés et que nous avons habités et qui ont

 

rarement été les mêmes en même temps.

 


 
 
Il y a le transport par la conscience de ces paysages et leur transformation en un

 

espace sensible où des lieux très différents s’unissent.

 


 
 
Il y a notre travail avec les images les mots pour rapporter les choses à leur

 

paysage d’origine. Celui qui toujours a été le même en même temps


 
 
I


 
ooooo

 

Un matin tôt : arrivés

 

avant même d’être réveillés.

 

L’air est pâle et un peu frais

 

et froisse un peu sur la peau

 

comme une membrane d’humidité.

 

Nous parlons de la toile d’araignée

 

comment ça se tisse

 

et de la pluie lavant l’eau

 

pendant que nous dormions

 

pendant que nous roulions

 

sur la terre.

 

Nous voilà à la maison

 

dans le grain poussiéreux de l’allée

 

comme parmi les moineaux.

 


 
 
oooo

 

Cette cascade

 

d’images

 

est-ce vraiment une maison.

 

Est-ce vraiment nous

 

qui allons vivre

 

dans cette chute

 

à travers la foule

 

de dieux.

 

Vivre et mettre la table

 

et partager.

 


 
 
o

 

Je défais les valises,

 

quelques bijoux,

 

des jouets,

 

du papier,

 

les objets nécessaires,

 

nichés

 

dans le monde

 

pour un temps.

 

Et pendant que tu dessines

 

et dresse la carte

 

de continents entiers

 

entre le lit

 

et la table,

 

le labyrinthe tourne

 

dans sa suspension

 

et le fil

 

qui ne fait jamais sortir

 

et trouve un moment

 

dehors.

 


 
 
oo

 

Jaillissant subitement

 

la lumière nous voile

 

tout à fait.

 

Le soleil est rond

 

comme la pomme est verte

 

et ils montent et retombent.

 


 
 
ooo

 

Déjà dans la rue

 

l’argent serré

 

dans la main,

 

et le monde est une boulangerie blanche

 

où nous nous réveillons trop tôt

 

et rêvons trop tard

 

et où des courants de pensées

 

écrues et inutilisées

 

s’approchent au plus près de la vérité

 

longtemps avant d’être pensés.

 


 
 

II


 
 
ooo

 

Des pigeons inquiets partout

 

et la crainte du poème

 

qui, effrayé,

 

s’envole

 

au moindre

 

mouvement,

 

Je distribue des miettes

 

que les mots s’assoient

 

calmement.

 

Bientôt


 
rien

 

qu’une picorée

 

après la moindre

 

petite miette

 

de sens

 

sans phrase

 

et cruelle.;

 

Bientôt rien

 

qu’une paix régulière

 

violente.

 


 
 
oo

 

Jaillissant subitement

 

la lumière

 

s’étouffe
 

dans son cri

 

 

quand nous naissons.

 

Mais plus absurde

 

et beau

 

comme pour une image rémanente

 

de chagrin

 

les yeux écoutent

 

la lumière,

 

blanche et liquide

 

comme le lait.

 

Et, pendant que nous buvons,

 

nous entendons la soif

 

s’étancher.

 


 
 
ooooo

 

Sur la terrasse,

 

le crépuscule ouvre ses vannes

 

et tout se confond

 

avec soi-même.

 

Et tes questions

 

sur la toile d’araignée

 

et la pluie lavant l’eau,

 

peut-être

 

mais je ne sais pas

 

si la rosée se rappelle.

 

La rosée qui, l’été,

 

duvetait la toile si douce

 

comme seule une merveille peut l’être ;

 

apprit ce qu’est le travail,

 

que c’était comme ca,

 

comme le mot rosée

 

et autrement lu en miroir

 

le nom d’un dieu.

 


 
 
oooo

 

Tout remis

 

ce que j’ai pensé

 

et pardonné

 


 

au monde

 

de nouveau.

 

Cette maison

 

comme une coquille

 

de baisers affinée

 

et sans étonnement.

 

Seulement si sonore

 

comme un chuchotement

 

à travers la foule

 

de feuilles,

 

un tout autre endroit

 

sur un arbre

 

qu’un autre contemple

 

dans le lointain,

 

peut-être d’un bus

 

à l’arrêt.


 
 
o

 

Sinon hiver et été

 

et hiver encore

 

passé en compagnie

 

de quelque chose d’aussi simple

 

qu’une grenade

 

complètement

 

désincarnée

 

et qui ne dtt

 

rien.

 

Et pendant que tu dors

 

Et dresses la carte

 

de continents entiers

 

le long des berges

 

du fleuve sommeil

 

je défais la grenade

 

de son papier lilas

 

et la coupe

 

en deux.

 

Elle ressemble

 

à in autre cerveau

 

que le nôtre.

 

Qui sait

 

si la grenade

 

sait en elle-même

 

que son nom

 

est autre.

 

Qui sait

 

si mon nom

 

peut-être

 

est un autre

 

que moi.

 

Je pense

 

donc je suis une partie

 

du labyrinthe.

 

Verbiage consolateur

 

et espoir d’une issue.

 

Car il n’y a que le fleuve

 

et ses deux larges berges.

 

Sur l’une

 

récit, idylle

 

et l’esprit enragé

 

d’explication

 

et de fin.

 

Sur l’autre

 

la seule explication


 
qui s’étend

 

et qui s’étend

 

et qui s’étend

 

jusque

 

dans elle-même.

 


 
 
III


 
 
o

 

Ainsi le silence est si calme ici.

 

Un peu comme le bruit d’une ampoule

 

quand son filament brûle,

 

mais la lumière n’est pas allumée du tout.

 

Seuls le calme et la pluie de tout à l’heure

 

que mon oreille n’arrive pas à se rappeler,

 

distillée, datée

 

et désincarnée.

 


 
 
oooo

 

Seuls les restes d’un chuchotement électrique

 

dans la maison,

 

pendant que d’elle-même

 

la chambre s’arrête et attend

 

ma lettre.

 

Cher étonnement disparu,

 

je dois créer mon propre étonnement

 

ou rester soumise

 

à la même disparition

 

dans la langue

 

comme au plus tard dans la mort.

 

Sans comprendre

 

et sans comparer.

 


 
 
oooo

 

De nouveau dans la rue

 

et au-dessus de la porte une tête

 

la bouche béante

 

qui avale chaque mot

 

que l’on dit.

 

Et pendant que cette figure

 

badaude de pierre

 

nous regarde

 

avec la même

 

apathie passionnée

 

que celle nécessaire

 

pour répéter le monde

 

nous marchons

 

avec la plus grande

 

exactitude

 

entre les crottes de pigeon

 

et les clochards morts

 

qui respirent

 

comme si

 

nous avions égard

 

à la déguenillée

 

liberté réunie

 

en faisant éclater

 

la dernière

 

chaîne introvertie

 

et rester contraints

 

à tout ramener

 

en arrière

 

à soi-même.

 

Ainsi il y a dans la cour

 

chaque nuit pendant que nous dormons

 

un palmier.

 


 
 
oo

 

Le palmier est fort

 

comme le vent est vert.

 

La fureur qu’à l’époque

 

nous appelons sacrée.

 

La langue qui à l’époque

 

avait un sens.

 

L’avenir qui à l’époque

 

retombait

 

sur nous-mêmes.

 

L’indifférence maintenant

 

que moi-même j’ai fait

 

le tour du soleil

 

quarante-quatre fois.

 

L’indifférence maintenant

 

que le circuit fermé

 

ouvre ses portes.

 

L’indifférence

 

dans cette vision du monde

 

insupportable.

 

Apprends-moi à répéter

 

l’avenir maintenant

 

que nous naissons.

 

Que mon âme s’envole

 

dans son vol

 

au cœur

 

de la cime bruissante.

 

Que les œufs luisent

 

d’une lumière rémanente

 

comme un soleil laiteux.

 

Que le vent soit vert

 

que la douleur s’éteigne.

 


 
Ooooo

 

Mais je ne sais pas,

 

ça fait peut-être

 

plusieurs kilomètres

 

pour atteindre la prochaine araignée.

 

Nous démarrons et longtemps

 

avant le lever du soleil


 
 nous sommes en dehors de la ville.

 

Et ici en route pendant notre marche

 

pendant que nous suivons

 

la terre

 

qui tourne de sa propre

 

allure oscillante

 

comme des animaux

 

à travers la brume,

 

les âmes
 

sont tissées

 

comme le monde

 

autour de nous.

 


 
 

 

Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen

 

In, Inger Christensen :« La Vallée des papillons & Lettre en avril »

 

Editions Rehauts,2018

 

 

Voir aussi : 

 

Lumière (21/03/2021)

 

Il (21/03/2022)

 

Le for intérieur (21/03/2023)

 

La vallée des papillons (22/03/2025)
 

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