Emmanuelle Favier (1980 -) : Là-bas
Là-bas
Pour Anne,
qui de son regard
cloute le cuir des montagnes
Qu’est-ce que tu allais chercher là-bas ?
(La traversée d’un bras d’eau défiant les peurs gigantesques.)
A Vlora tu n‘as trouvé que la boue des parpaings et des inachèvements, les
traces sales des tristesses de l’exil, des espoirs déçus et du sable qui couvre
les chevilles blessées
Et brûle
Misère et hébétude d’un monde
Où l’on ne fait que se rattraper aux branches.
(Le fourgon haletant, langues bizarres, regards détournés.)
A Gjirokäster tu as marché dans les pas des géants de là-bas et tu as senti
l’étroitesse des empreintes. Fils emmêlés, maisons en ruine, déchets, misère
et hébétude encore, de pierres cette fois et de gadgets pour touristes.
(Vertige d’une brusque prise de hauteur : le cuir des montagnes clouté
d’oliviers, vu d’en haut. Que vend ce garçon sur la route ? L’autre tient
un lapin par les oreilles, le brandit.)
A Berat tu as trouvé des pierres blanches et l’eau de prunelle qui soûle en
douceur.
Les hommes étaient maussades,
les femmes étaient vénales,
le vin sur.
Des poivrons moelleux s’alourdissaient au milieu des grillons dont le chant
venait du ciel saturé d’étoiles. Des amis se dressaient sur les pavés, aux tables
des tavernes, de ces amis qui restent le temps d’un voyage,
d’un soir,
d’un an
davantage.
(Sur les routes défoncées rouler très lentement vers un but qui s’éloigne.)
A Elbasan tout était décevant
Au fond des restaurants déserts
Les coupures électriques faisaient fondre les sorbets dans leurs bacs
Tu n’as rien entendu
Aucune de ces paroles émouvantes que tu venais chercher
Tout n’était que blessure indifférente,
cicatrisation désabusée,
regards tournés vers les branches de là-bas, celles où l’on croit que l’on se
rattrapera mieux
(On grimpe vers le nord et la lumière s’épaissit.)
A Tirana les lumières dans le soir arrondissaient les angles, adoucissaient les
arêtes du passé. Dans le quartier autrefois réservé tu t’es mêlée à la jeunesse
Celle qui rêve de ce qui chez toi est acquis.
Pour un soir tu as fait semblant
d’être jeune
d’être de là
et de rêver toi aussi à ce qui, chez toi, est acquis
mais c’est acquis et il n’y a rien à rêver.
(Le Nord est là, il a le visage d’une citadelle, le corps d’un lac profond, l’œil
d’une hirondelle qui effleure la surface et remonte d’un trait vers la pierre
morte.)
A Shkodra, t’approchant de ce que tu croyais chercher, tu as croisé la folie et
tu l’as refusée. Tu as décidé de partir, et partir te faisait mal mais la folie te
chassait, il fallait retourner vers le Sud où les montagnes sont moins hautes,
où la folie n’a pas le visage d’une tempête de neige au mois d’août.
(Dégringoler dans le Sud après une longue ascension.)
A Orikum remontant vers le ferry tu as compris
Qu’aucune réponse ici non plus
Que même les questions devenaient dérisoires
Puisque tous ils s’en vont
Toi qui viens de là où ils vont
Toi que fais-tu là ?
Qu’es-tu venue chercher ma fille ?
Un nouveau chapitre une phrase de plus le mot qui manque
Comme si chez soi ils n’existaient pas
Rentre chez toi ma fille
Rentre chez toi.
MISE EN CONTEXTE : J’ai écrit ce poème au retour d’un voyage en Albanie où
j’étais allée sur les traces des « vierges jurées », ces femmes qui acquièrent le statut
d’homme au sacrifice de leur vie sexuelle et maternelle, pour mon roman Le Courage
qu’il faut aux rivières. Il s’agissait au-delà du « poème de voyage » de dire l’aporie
que peut représenter parfois la quête de l’altérité, que l’on ne trouve jamais aussi
profondément, aussi précisément qu’en soi-même....
In, revue « Babel heureuse, N°3 printemps 2018 »
Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse
Voir aussi :
A chaque pas, une odeur (30/09/2024)