Anne-José Lemonnier (1958 -) : Les yeux de l’Aven (2)
Les yeux de l’Aven (2)
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Paysage de Bretagne
Il reste au paysage
ce que la mer en sa violence laisse debout
quelques chaumières bien tapies contre le sol
toits immenses et pentus
destinés aux pluies interminables
avec deux cheminées pour naviguer l’hiver
Dans le rose aussi vieux
que l’amitié du monde
un piétinement dessine une présence
Le ciel porte l’empreinte de trois nuages
Sur ce hameau perdu sans nom
ces toits voués au seul baptême des hivers
la signature est fausse mais l’école juste
La mer invisible ordonne les plans
le sentier la devine à sa rumeur
à sa force qui interdit la verticale
et pose la sagesse en aplats de couleurs
Le ciel est rouge
il a neigé sur la falaise
et le sentier si fin
s’estompe dans la blancheur
tombée avec le secret des couleurs
Le rouge
le bleu
le jaune
échangent entre les choses
un courage qui n’appartient à rien
Le blanc voudrait aller jusqu’à la Laïta
couvrir les sables de l’estuaire
être mangé par l’eau à petites bouchées
être la mer
Mais le peintre l’engrange dans un cercle gris
Dans le temps du tableau
la falaise a pris la forme d’une palette
L’attention de la main qui souleva la neige
pour mieux lire le nom des lieux n’a pas fondu
Une tempête vieille de cent dix ans
couve encore au creux des vagues
Hypnose du regard
elle a pétri dans la falaise
l’homme et la femme
selon la volonté du vent
synonyme ici
de discipline élémentaire
de destin
Les lieux font leur œuvre
en dessinant à la pierre
nos déchirures
A chaque anfractuosité
son âme sœur
Inquiétude plutôt qu’extase
l’osmose de souffrance
arrache aux falaises du sang
Une gestuelle quotidienne
tisse l’étoffe en damier
du paysage
au métier des saisons
Tout prépare l’hiver
comme un autre nom du courage
Le gouffre étrangle
tout l’horizon
en excitant
les bouillons fous
d’une vague grise
tissée de longs reflets
Visages en filigrane sur le granit
Prière gravée aux âmes de quels noyés
la toile est peinte à la hauteur de la légende
et du vertige abrupt qui encadre le ciel
bleu d’encre
avec des trouées jaunes
dans les nuages
stylisés par le zen japonais
le gouffre le Vorhor écume
des siècles de souffrance
en la falaise de Camaret
Nom pittoresque
Saint-Jean-du-Doigt
Les falaises sont
d’une même main
sœurs inséparables
aux liens d’écume
plus solides que le sang
L’élan est de mer
La résistance est de pierre
Mais de rien procède
la blancheur de neige
l’embrun du choc frontal
Le peintre est ce rêve
qui demeure
au travail
entre les doigts ouverts
dans le chagrin des failles
Couleurs vulnérables à l’infini
Paysage solidaire de toutes parts
Un chat dort à la page ouverte
paraphant de son corps
l’alliance de travail
où se grave le temps
cette longue amitié du paysage
Rides accentuées au front de la falaise
le violet de la bruyère déteint l’estampe
Le chat en boucle décalque l’écho exact
de la courbe lente prise par le granit
Les vagues montent
en aquarelle bleue et verte
La frange rouge du sable
déchire d’étonnement
les nuages
Consolation toujours à l’œuvre
le paysage sécrète en soi
des synonymes à la sérénité
l’île a ébauché
jour sur jour
avant d’atteindre
au bleu turquoise
J’ai marché
dans la hiérarchie des falaises
et cherché sur les pentes
l’esquisse d’un sentier
Entre la bruyère les ajoncs les fougères
il n’y avait
que le tutoiement du poème
où poser l’âme
Au service de la beauté
tout obéi tout seul
Infinies sont
les heures d’ouverture
L’aquarelle allège la falaise
du poids de sa pierre
peinte à l’extrait précieux
de la bruyère
qui veille là
sans âge et de tous les âges
cueillie par le pinceau
sans arrêter la sève
La mer tient toute en quelques traits
Les arbres balaient de tourment le ciel
Pèlerinage en l’esprit des lieux
aux sources de chaque tableau
les pas estampillent les mots
Dans les lettres de tous les peintres
s’échange la longue correspondance
des saisons et des heures
grammaire impondérable
lisible au temps du reflux
conjugué à la lumière
sur les vasières
Les reflets sont des hiéroglyphes
un texte à fleur de sable
dans le jaune et le bleu
échoué au bout de la couleur
une humble barque pêche
carreau après carreau
la mosaïque des instants
D’une même trempe de silence
le gris domine
La brume ensable
le ciel et la mer
La couleur est une décision lente
prise grain après grain
comme un sel nuancé
en vertu des instants
Tendresse pointilliste
le peintre a aimé de ses mains
les rochers qui sans frémir
lui rendent son amour
Plage des sables blancs
et des journées plus blanches
Dans l’effacement des lignes
celle du temps s’éteint
Rouge feu
et force massive des rochers
éprouvés au plus près de leur fatalité
Entre les larmes de la mer
l’homme ne marche qu’au pinceau
les yeux brûlés d’écume trop blanche
Sous le ciel mauve
les couleurs accompagnent
le regard qui se voue à elles
La lenteur est l’intensité la plus active
Le bleu fonce dans l’encadrement du granit
C’est au paysage que nous devons l’humain
Une seule vague
résume toute la mer
Respiration au ralenti
de l’aquatinte
l’écume doit sa neige
à la noirceur du ciel
Les traits de la gravure
accentuent la tempête
Il n’est rien sous le ciel
que cette vague unique
pour prendre dans ses yeux
le pouls des profondeurs
une fatalité de l’âme
qui rejaillit
entre un éclat d’embrun
et l’âge de la pierre
La vague retourne sa crête blanche
vers le large
comme vers le désir seul à sa vraie mesure
Les pommes en abondance
jonchent le sol d’un jaune vif
Pieds nus sur ce feu
la femme ne souffre pas de la brûlure
Et serre bien fort contre son cœur
la coupe pleine de fruits rouges
geste d’un merci primitif
avant la longue extinction des couleurs
L’hiver s’éclairera
de pommes sur la table
parfum présent comme une lampe
une consolation dans les mois noirs
La femme parle
à sa compagne agenouillée
dans le rire des fruits
As-tu entendu leurs paroles
déchiffré leur souci
leur passion
soumis au cerne noir
ce périmètre en tout de la pudeur vivante
Ces oignons peints ne feront pas pleurer
témoins de la fraternité
qui réunit les peintres
dans la salle de l’auberge
autour du repas pris en commun
Ecole
de la frugalité
les peintres sont pauvres
mais l’amitié relève
le goût des saisons
Avec ces quatre oignons
un pichet en grès
une faïence bleue et blanche
le hollandais rend hommage
à ses grands maîtres
Dans la filiation
de la plus simple sensualité
les oignons peints
récitent
le bénédicité
Ferme surgie
d’un poème d’Armand Robin
à la source lyrique des couleurs
la terre porte ses collines
seins profonds
Les arbres font partie du cercle de famille
comme une généalogie de ses secrets
Les peupliers brûlent d’enfance inextinguible
Les pommiers gardent la silhouette des aïeux
Les arbres sont des forces tutélaires
Anges gardiens
qui entourent de leurs branches
les maisonnées
les étreignent de leurs saisons
Les feuillages puisent au tréfonds des lignées
Le sang rosit le gris des pierres
D’une telle osmose
à la mort
il n’est qu’un pas
Le paysage sert de salle commune
Entre rouge et orange
l’éclat tisonne
le phrasé engourdi des pensées
La lumière a la pulpe des fruits
couvés d’affection
dans la pénombre du verger
loin de la mer
afin que le sel n’en altère pas le goût
Les arbres sont un toit et les toits leur répondent
tout s’incline l’ardoise a la couleur du ciel
Le bleu pleure dans l’herbe
Il fait bon écouter la lumière mûrir
glisser au long des branches aimer les fruits
Les parfaire à son goût sans jamais les cueillir
les conjuguer au temps de ses journées
jusqu’à ne plus savoir qui a pénétré l’autre
du soleil ou des fruits
et qui a su extraire le suc du bleu
Sur une trame bien visible
un canevas
dont les aiguilles vont trop vite
Août accomplira
son œuvre au point de tige
Aven sensible à la marée
vasière vaste et grise
pour les bateaux à l’échouage
Paix et sagesse relient un paysage
Les arbres se dorent d’automne ou de désir
La montagne Saint-Guénolé verdit l’eau calme
Un nuage rosé la polit de lumière intérieure
Le clocher de l’église
ressemble au peuplier
pierres fondues aux feuilles
dans une prière en instance
et soulignée d’un léger cerne
comme d’une sainteté ancrée aux journées
san plus de heurt qu’un nuage
contre un autre nuage
une cloche qui sonne
un sentier qui imprime au mont sa volonté
et revient au chapitre du calfatage
sur le sable
comme à l’obsession du travail
cette constance pensée du paysage
dont il faut ajuster à la peine le temps
Une fumée bleue s’élève
seule indomptable aux aplats de la sérénité
Archives de neige
Editions Rougerie, 87330 Mortemart, 2007
Voir aussi :
« Au lieu de pleurer… » (08/12/2017)
« Le vent déchirent les feuilles mortes... » (31/10/2020)
Les yeux de l’Aven (1) (03/11/2021)
La mort traversière (30/10/2023)