Kiki Dimoulá / Κική Δημουλά (1931 - 2020) : Oblivion beach
Oblivion beach
Ce qu'elle en bave, dis donc, l'âme
quand au lieu de dormir elle songe
à des orthographes mafieuses :
l'Homme, par exemple,
pourquoi veut-il à tout prix
s'écrire avec deux m
comme deux poings serrés, pour quoi faire ?
Regarde-moi ça, mon vieux, quelle hypocrisie,
à faire dresser les cheveux sur la tête :
tout ce que j'ai subi la nuit,
tout ce qui m'a torturée,
toutes les ténèbres menaçant
de m'emmener encore,
ces terreurs qui me bandaient les yeux
pour m'empêcher de voir où nous allions,
cet Homme aux deux poings serrés,
tout cela maintenant se déguise
en fillette aurore
avec son petit seau
et sa boîte de peintures.
Lentement rame le bruit de la mer,
et la mer lentement s'étend
dans sa laborieuse étendue,
son étendue bernée :
dépecée par la nuit,
il n'en reste pas plus que n'en veut l'ouïe
pas plus qu'une épaulette d'argent
quand apparaît la lune.
Montagnes renversées dans l'ombre encore
casques éparpillés qui surnagent.
Les cimes, vieilles lointainetés bossues,
vague déploiement d'électrocardiogramme,
arythmies de l'altitude et de la pierre.
Mer, montagne, ciel
masse épaisse imbécile.
L'horizon qui voudrait exister
ne saurait pas où poser le pied.
Une heure caïque
tirant ses filets remonte
une visibilité vivante frétillante :
le bleu saute sur les vagues
en col blanc,
sur la petite église du village le sel ruisselle,
coupoles écaillées de tuiles,
tirelires pleines de Dieu.
La cloche, haut-de-forme des sons.
Solide, le ding-dong.
Le rivage ourlet de travers,
cigales de pierre des galets
dans les broussailles des vagues,
tam-tam du clapotis
castagnettes aquatiques.
Cimetière galet carré
allongé dans la mer,
tam-tam d'inexistence,
oblivion beach,
cimetière allongé dans la mer,
profondeurs demi-sœurs,
ourlet de travers des limites,
rien à faire pour l'égaliser.
Croix plongeuses
et les morts se sont couchés
dans leurs maillots une-pièce en marbre,
et le soleil se souvient d'eux
à peu près.
Et le sable, débauché au cœur dur
n'en fait qu'à sa tête :
je sais, c'est lui qui t'a appris
à glisser comme lui
entre mes doigts,
dune de l’amour. Ai-je bien fermé ?
Tu ne voudrais pas que j'aie laissé ouverte
la petite porte de ta photo
et que se soit sauvé, envolé
le passage de ton visage ?
La lumière klaxonne comme une folle
elle veut doubler.
Excellents, mes réflexes :
chaque fois qu'au fond un bateau disparaît
ma mémoire sécrète les choses profondément disparues.
Ah ! la veuve instant, si souvent.
Traduit du grec par Michel Volkovitch
in, Kiki Dimoula : « Mon dernier corps »
Editions Arfuyen, 2010
Voir aussi :
Temps allongé / ΑΝΑΣΚΕΛΟΣ ΧΡΟΝΟΣ (29/03/2020)
Signe de reconnaissance /Σημείο ναγνωρίσεως (03/03/2022)
Choses nouées (Excursion) /Τα δεμένα (Εκδρομή) (02/03/2023)
Mégot à la bouche des cheminées (02/03/2024)