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Femmes en Poésie
11 février 2021

Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (2)

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 Dire II

 

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déjà le dérapage dans les phrases – l’habitude

d’y couler – se laisser porter de l’une à l’autre –

avec un tel plaisir – la phrase – la narration –

une si grande douceur – tout un avenir ouvert

devant soi – refus - ici – aujourd’hui –

dans ce lieu clos – aucune sérénité – le danger

toujours présent - être attentif à chaque mot –

pour éviter le glissement doux et calme –

préférer à cela la chute – tout le corps entraîné

dans la descente – la tête d’abord – puis les

bras – qui cherchent une prise sur les murs trop

lisses – les jambes désarticulées cognat aux

parois

 

alors mettre les mains sur le visage – les bras

autour de la tête – protection impuissante – la

serrer fort – comme si elle était posée là devant

- comme s’il était possible de la serrer contre

soi pour la défendre – l’empêcher de s’abîmer –

se fondre

 

s’épuiser – s’épuiser -  ne pas arriver à se

défendre contre tout – les attaques de tous côtés

- être quelquefois le plus fort – la peur

s’éloigne – se retranche quelque part – non

pas vaincue mais en sommeil – attente d’une

autre fois – une autre visite – sûrement

 

crier -sans qu’aucun son ne vienne remplir

l’espace – pleurer – sans aucune larme sur

le sol - n’appeler jamais personne –

emprisonnement solitaire – cherché longtemps

- au milieu des autres seulement une sorte

d’isolement – leur bruit – les piétinements –

leurs cris partout – là tout près – savoir –

pourtant cette fois – leur absence entre les murs

blancs – pout l’instant – juste un moment –

mais toujours à l’écoute

 

allongé sur le sol – le visage écrasé contre le

bois – autant de douceur et de dureté qu’un

corps – l’oreille attentive – non plus aux sons

mais aux vibrations – lointaines – profondes –

le cri muet - retenu – passe des lèvres au sol

– circule sous le bois – s’enfonce dans les

murs -jusqu’aux fondations – jusqu’aux murs

mitoyens - rejailli plus loin – dans d’autres

édifices – à travers la ville – revient parfois –

par ondes imperceptibles de très loin jusqu’ici –

l’entendre qui s’approche – se gonfle dans

l’épaisseur du bois – transperce l’oreille –

fracas assourdissant dans la tête  - un cri –

somme si l’on avait crié

 

glisser sans bruit – toujours le même geste – bras

entourant la tête – sur le sol – inconfortable

- jamais bien tout à fait – même là - comme

ca – le moment change – de légères ruptures

de temps – courbes de l’espace plus ou moins

étendues dans l’œil – rien à faire – instabilité

 

le manque d’identité – des interrogations qui

s’élèvent comme des bulles et crèvent – pas de

réponse – sans importance – à force d’estomper

les contours – n’être pas sûr d’être là –

question sur la certitude – question sur la

présence – pas tellement présent à soi-même –

ni sûr de rien – alors – petite sensation de vie

- quelque part – toujours dans le flou – tenace

 

par moment pourtant – lutte de fond –

destruction triomphante – chercher le mur du

fond - à tâtons – les yeux fermés – trop de

blancheur opaque – allonger les mains – qui

s’accrochent aux rideaux noirs – toute la force

dans les doigts pour se redresser – atteindre le

rebord de la fenêtre – un peu d’air – un peu

de vide – se noyer enfin dedans – finir

 

 

jamais jusqu’à présent – tout à fait ça – arrêt

au cours de cette progression – repris à chaque

fois par les mots – à peine formés – au début

bégayés - les syllabes broyées – ânonnement

informe – et petit à petit – avec effet – comme

un arrachement – une amputation profonde

sortir de cette déségrégation par un mot –

un mot écorché – un refus

 

ensuite le creux – plus rien – quand on

reprend pied – quand on s’assoit à nouveau –

les bras le long du corps -  les mains bien à plat

sur les genoux – et les jambes serrées – quand

on retrouve – finalement – une position presque

monolithique – parfaitement immobile cette

fois – alors les mots se réinstallent – dans un

ordre différent – mais tout de même avec une

sorte de cohérence apparente – fragile mais

rassurante pour l’instant

 

les mots d’avant – donc – pas de nouveautés –

une cassure dans l’ordre – méconnaissables au

son – quand ça parle au passé – parfois –

en revenant en arrière – sans trop savoir sur

quoi – essayer toujours de tout brûler – ne pas

laisser de trace – une terreur si grande des

souvenirs

 

la plaie ouverte - toujours béante – où naissent

des douleurs prêtes à envahir le présent – ne

plus avoir de mémoire – comme chaque matin

- les premiers instants – totalement neufs -

incertains – avant que la blessure ne s’ouvre –

au premier regard – à la première contradiction

 

pas vraiment de surprise en ouvrant les yeux –

les mêmes visions à peu près – peu de changement

chaque jour – de l’usure seulement – chaque

jour un peu plus – essayer de prolonger le

moment avant ça – l’instant sans mot - avant

l’ouverture – le visage tourné contre le mur –

enfoui dans l’ombre – résister le plus longtemps

possible à l’espace ouvert derrière soi – mais

finalement la résistance repousse dans la durée

- lutte toujours vaine – impossible

 

éclosion à partir de ce moment là – commencer

à haleter – ne pas retrouver tout de suite le

rythme du souffle – des essais – des hésitations

- s’habituer – penser à respirer avec calme –

sans secousses – recherche très vite épuisante

de la régularité – fatigue déjà – assez de

fatigue pour mourir – assez comme ça – et

le jour à peine naissant

 

de l’usure un peu plus – un peu plus de

souffrance aussi – on dirait – qui chaque jour

progresse plus loin – s’approche peu à peu du

centre – douleur par petits morceaux –

fragments qui se détachent secs et morts –

désagrégés – tout ce qui enveloppe encore –

toutes les protections s’amenuisent – s’acheminer

ainsi vers la nudité

...................................................................

 

 

Dire I- II

Editions Seghers / Laffont (Change), 1972

 

 

Voir aussi :

Là-ramassé (08/04/2017)

Dire II (1) (11/02/2020)

Dire II (3) 12/02/2022)

Dire II (4) (11/02/2023

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