Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (2)
Dire II
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déjà le dérapage dans les phrases – l’habitude
d’y couler – se laisser porter de l’une à l’autre –
avec un tel plaisir – la phrase – la narration –
une si grande douceur – tout un avenir ouvert
devant soi – refus - ici – aujourd’hui –
dans ce lieu clos – aucune sérénité – le danger
toujours présent - être attentif à chaque mot –
pour éviter le glissement doux et calme –
préférer à cela la chute – tout le corps entraîné
dans la descente – la tête d’abord – puis les
bras – qui cherchent une prise sur les murs trop
lisses – les jambes désarticulées cognat aux
parois
alors mettre les mains sur le visage – les bras
autour de la tête – protection impuissante – la
serrer fort – comme si elle était posée là devant
- comme s’il était possible de la serrer contre
soi pour la défendre – l’empêcher de s’abîmer –
se fondre
s’épuiser – s’épuiser - ne pas arriver à se
défendre contre tout – les attaques de tous côtés
- être quelquefois le plus fort – la peur
s’éloigne – se retranche quelque part – non
pas vaincue mais en sommeil – attente d’une
autre fois – une autre visite – sûrement
crier -sans qu’aucun son ne vienne remplir
l’espace – pleurer – sans aucune larme sur
le sol - n’appeler jamais personne –
emprisonnement solitaire – cherché longtemps
- au milieu des autres seulement une sorte
d’isolement – leur bruit – les piétinements –
leurs cris partout – là tout près – savoir –
pourtant cette fois – leur absence entre les murs
blancs – pout l’instant – juste un moment –
mais toujours à l’écoute
allongé sur le sol – le visage écrasé contre le
bois – autant de douceur et de dureté qu’un
corps – l’oreille attentive – non plus aux sons
mais aux vibrations – lointaines – profondes –
le cri muet - retenu – passe des lèvres au sol
– circule sous le bois – s’enfonce dans les
murs -jusqu’aux fondations – jusqu’aux murs
mitoyens - rejailli plus loin – dans d’autres
édifices – à travers la ville – revient parfois –
par ondes imperceptibles de très loin jusqu’ici –
l’entendre qui s’approche – se gonfle dans
l’épaisseur du bois – transperce l’oreille –
fracas assourdissant dans la tête - un cri –
somme si l’on avait crié
glisser sans bruit – toujours le même geste – bras
entourant la tête – sur le sol – inconfortable
- jamais bien tout à fait – même là - comme
ca – le moment change – de légères ruptures
de temps – courbes de l’espace plus ou moins
étendues dans l’œil – rien à faire – instabilité
le manque d’identité – des interrogations qui
s’élèvent comme des bulles et crèvent – pas de
réponse – sans importance – à force d’estomper
les contours – n’être pas sûr d’être là –
question sur la certitude – question sur la
présence – pas tellement présent à soi-même –
ni sûr de rien – alors – petite sensation de vie
- quelque part – toujours dans le flou – tenace
par moment pourtant – lutte de fond –
destruction triomphante – chercher le mur du
fond - à tâtons – les yeux fermés – trop de
blancheur opaque – allonger les mains – qui
s’accrochent aux rideaux noirs – toute la force
dans les doigts pour se redresser – atteindre le
rebord de la fenêtre – un peu d’air – un peu
de vide – se noyer enfin dedans – finir
jamais jusqu’à présent – tout à fait ça – arrêt
au cours de cette progression – repris à chaque
fois par les mots – à peine formés – au début
bégayés - les syllabes broyées – ânonnement
informe – et petit à petit – avec effet – comme
un arrachement – une amputation profonde
sortir de cette déségrégation par un mot –
un mot écorché – un refus
ensuite le creux – plus rien – quand on
reprend pied – quand on s’assoit à nouveau –
les bras le long du corps - les mains bien à plat
sur les genoux – et les jambes serrées – quand
on retrouve – finalement – une position presque
monolithique – parfaitement immobile cette
fois – alors les mots se réinstallent – dans un
ordre différent – mais tout de même avec une
sorte de cohérence apparente – fragile mais
rassurante pour l’instant
les mots d’avant – donc – pas de nouveautés –
une cassure dans l’ordre – méconnaissables au
son – quand ça parle au passé – parfois –
en revenant en arrière – sans trop savoir sur
quoi – essayer toujours de tout brûler – ne pas
laisser de trace – une terreur si grande des
souvenirs
la plaie ouverte - toujours béante – où naissent
des douleurs prêtes à envahir le présent – ne
plus avoir de mémoire – comme chaque matin
- les premiers instants – totalement neufs -
incertains – avant que la blessure ne s’ouvre –
au premier regard – à la première contradiction
pas vraiment de surprise en ouvrant les yeux –
les mêmes visions à peu près – peu de changement
chaque jour – de l’usure seulement – chaque
jour un peu plus – essayer de prolonger le
moment avant ça – l’instant sans mot - avant
l’ouverture – le visage tourné contre le mur –
enfoui dans l’ombre – résister le plus longtemps
possible à l’espace ouvert derrière soi – mais
finalement la résistance repousse dans la durée
- lutte toujours vaine – impossible
éclosion à partir de ce moment là – commencer
à haleter – ne pas retrouver tout de suite le
rythme du souffle – des essais – des hésitations
- s’habituer – penser à respirer avec calme –
sans secousses – recherche très vite épuisante
de la régularité – fatigue déjà – assez de
fatigue pour mourir – assez comme ça – et
le jour à peine naissant
de l’usure un peu plus – un peu plus de
souffrance aussi – on dirait – qui chaque jour
progresse plus loin – s’approche peu à peu du
centre – douleur par petits morceaux –
fragments qui se détachent secs et morts –
désagrégés – tout ce qui enveloppe encore –
toutes les protections s’amenuisent – s’acheminer
ainsi vers la nudité
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Dire I- II
Editions Seghers / Laffont (Change), 1972
Voir aussi :
Là-ramassé (08/04/2017)
Dire II (1) (11/02/2020)
Dire II (3) 12/02/2022)
Dire II (4) (11/02/2023