Laure Morali (1972 -) : « Je t’écris sans papier sans crayon… »
Je t’écris sans papier sans crayon Tu
recevras mes lettres des quatre coins du
vent car j’ai la certitude que tu m’attends
au bout de mes voyages Fille sans nom
Tout a commencé lorsqu’un nom roche
et glace a ouvert le désir Gaspésie
le nom d’une péninsule
J’ai fait mes bagages avec la désinvolture
qu’il faut une juste mesure de crainte et
de désir J’y ai mis ma latitude 48, 5
degré nord Au vol la marge océane a
créé l’écart où mettre l’oubli D’où je
viens l’hiver existe peu
où je suis il y a un printemps un été
un automne et un hiver Tout ce qu’il faut
pour nuancer les couleurs Plier le regard
déplier le regard par le jour et la nuit
les grandes lumières et les grandes ombres
par les temps et pousser chaque année
un peu plus
Je vais m’imprégner de tout Fille et je
te raconterai L’itinéraire est un chiffre
que je ne peux plus évoquer sans te
regarder de face
Je pars chercher les mots les mots de la
bouche des gens qui habitent au bord de la
péninsule Ils me parlerons de l’eau
devant la porte de la montagne et des
forêts derrière les fenêtres et je verrai
leur respiration leur regard leur nom
j’aime marcher au bord de l’eau Je ne
risque pas de me perdre sur la carte il
n’y a qu’une seule route la 132 Il
suffit de suivre les glaces qui bougent Je
vais longer le fleuve et un jour sans que
je m’en sois aperçue ce sera déjà la mer
Peu importent les dates Je ne veux pas
figer le temps de ce voyage plutôt le
laisser libre de dériver quand bon lui
semble me survenir je n’aime pas les
souvenirs
Dès le départ j’ai pris un bord du
parchemin littoral côté nord Il se
déroule tout seul devant et derrière moi
roule Toute cette neige qui tombe
Dans mon sac j’ai un appareil photo
des films noirs et blancs je déroulerai
seulement les négatifs
A chacun de mes pas le regard tourné
à l’est écarte doucement le point de
coïncidence entre les lignes de fuite trois
traits au crayon de bois sur une feuille
granulée
la ligne d’eau
la ligne de route
la ligne de crête
je peux passer encore
sur la 132 l’hiver peu de monde
circule mais les voitures s’arrêtent
toujours face à mon pouce orienté Une
p’tite fille dans l’froid ça a pas d’bon
sens
CAP CHAT
Le pont de la rivière cap-chat Le vent
froid de la brunante Je souris avec mon
pouce tendu personne ne s’arrêtera je
ne sait pas où dormir Ma liberté mon
immense bonheur Je marche avec un
mal d’épaules Le regard saisit bien loin
une enseigne jaune A la station-service
peut-être un téléphone et j’appellerai ce
numéro inconnu qu’une fille m’a offert
avec le nom de ses parents celui d’un
village Cap-au-Renard Les bungalows
entre la glace et la route verts et vides
souvenirs d’été comme des fantômes
Comment imaginer l’été
Une silhouette se détache de l’enseigne
une marche difficile un manteau bordeaux
une vieille femme C’est elle maintenant
mon point d’équilibre mon seul repère
le chemin à parcourir avant de la croiser
me semble si long et plus j’avance
et plus elle recule et plus j’ai mal au dos
C’est sa fatigue que je porte sa solitude
dans le vent l e froid le blanc
Comme si un bout m’avait échappé je
l’atteins lui donne mon sourire ma
légèreté celle de n’avoir peur de rien
Son visage plein d’angles entre ses
cheveux noirs parfois argentés Son
regard d’enfant croise mon regard de vieille
femme Elle est passée Je n’ai plus rien
devant un peu d’inquiétude me fait
trébucher sa voix me rattrape
Où c’que tu vas comme çà p’tite fille
toute seule dans l’ froid Je ne sais pas si
je souris ou bien si mon rire ricoche de
glace en glace Tu peux venir chez nous
je suis toute seule Lorsque nous nous
sommes croisées elle m’avait déjà tout
donné
La pièce est au sous-sol Un chat attend
Jeanne blanc avec un œil bleu un œil
vert Une tempête de neige va venir
Jeanne a prévu la graisse pour le pain et
des cuisses de poulet Elle me fait une
place dans son lit comme ma grand -
mère On écoute le vent préparer les
choses Nous dormons tôt
Au matin la neige monte derrière les
fenêtres par des spirales et nous
nous descendons avec des paroles A
l’écart de la tempête Jeanne et moi
avons le même âge Douze enfants sont
lourds à porter pour un seul visage
J’avais les cheveux bleus comme une
indienne elle regarde la photo Je
parle peu mes yeux brillent pendant
une journée une nuit une matinée
la dérive immobile
(Le Bord des Péninsules)
In, « Il fait un temps de poème,
Textes rassemblés et présentés par Yvon LeMen »
Filigranes Editions, 22140 Trézélan, 1996
Voir aussi :
Gràce (20/06/2020)
« les racines du ciel... » (14/06/2023)