Joyce Mansour (1928 – 1986) : Pericoloso sporgersi
Pericoloso sporgersi
Nue
Je flotte entre les épaves aux moustaches d’acier
Rouillées de rêves interrompus
Par le doux ululement de la mer
Nue
Je poursuis les vagues de lumière
Qui courent sur le sable parsemé de crânes blancs
Muette je plane sur l’abîme
La gelée lourde qu’est la mer
Pèse sur mon corps
Des monstres légendaires aux bouches de pianos
Se prélassent dans les gouffres à l’ombre
Nue je dors
*
Vois je suis dégoûtée des hommes
Leurs prières leurs toisons
Leur foi leurs façons
J’en ai assez de leurs vertus surabondantes
Court-vêtues
J’en ai assez de leurs carcasses
Bénis-moi folle lumière qui éclaire les monts célestes
J’aspire à devenir vide comme l’œil paisible
De l’insomnie
J’aspire à redevenir astre.
*
Je rêve de tes mains silencieuses
Qui voguent sur les vagues
Rugueuses et capricieuses
Et qui règnent sur mon corps sans équité
Je frissonne je me fane
En pensant aux homards
Les antennes ambulantes âpres au gain
Qui grattent le sperme des bateaux endormis
Pour l’étaler ensuite sur les crêtes à l’horizon
Les crêtes paresseuses poussiéreuses de poisson
Où je me prélasse toutes les nuits
La bouche pleine les mains couvertes
Somnambule marine salée de lune
*
Je nagerai vers toi
A travers l’espace profond
Sans frontière
Acide comme un bouton de rose
Je te trouverai homme sans frein
Maigre englouti dans l’ordure
Saint de la dernière heure
Et tu feras de moi ton lit et ton pain
Ta Jérusalem
*
J’écrirai des deux mains
Le jour que je me tairai
J’avancerai les genoux raides
La poitrine pleine de seins
Malade de silence rentré
Je crierai à plein ventre
Le jour que je mourrai
Pour ne pas me renverser quand tes mains me devineront
Nue dans la terre brûlante
Je m’étranglerai à deux mains
Quand ton ombre me léchera
Ecartelée dans ma tombe où brillent des champignons
Je me prendrai à deux mains
Pour ne pas m’égoutter dans le silence de la grotte
Pour ne pas être esclave de mon amour démesuré
Et mon âme s’apaisera
Nue dans mon corps plaisant
*
Noyée au fond d’un rêve ennuyeux
J’effeuillais l’homme
L’homme cet artichaud drapé d’huile noire
Que je lèche et poignarde avec ma langue bien polie
L’homme que je tue l’homme que je nie
Cet inconnu qui est mon frère
Et qui m’offre l’autre joue
Quand je crève son œil d’agneau larmoyant
Cet homme qui pour la communauté est mort assassiné
Hier avant-hier et avant çà et encore
Dans ses pauvres pantalons pendants de surhomme
*
Tes mains fourrageaient dans mon sein entrouvert
Bouclant les boucles blondes
Pinçant les mamelons
Faisant grincer mes veines
Coagulant mon sang
Ta langue était grosse de haine dans ma bouche
Ta main a marqué ma joue de plaisir
Tes dents griffonnaient des jurons sur mon dos
La moelle de mes os s’égouttait entre mes jambes
Et l’auto courait sur la route orgueilleuse
Ecrasant ma famille au passage
*
Tu avances sur ton cheval de bois
Ta mince lance de chair
Porte de la blanche odeur de l’enfance
Tendue devant toi
Décidé à percer la grosse indifférence
Des champignons vêtus de satin rose
Qui se couchent dans ton chemin
Le chevalier sans barbe
Sans tache et sans braguette
*
Je me mirais dans ma brosse à ongles
Admirant mon ventre carré
Mes dents de fauve
Mes yeux incarnés
Attendant l’arrivée de l’incertain
Somptueusement habillée de mousse de savon et de merde
Petit perroquet dans une cage trop dorée
Lasse de ne rien faire avec autorité
*
Vous ne connaissez pas mon visage de nuit
Mes yeux tels des chevaux fous d’espace
Ma bouche bariolée de sang inconnu
Ma peau
Mes doigts poteaux indicateurs perlés de plaisir
Guideront vos cils vers mes oreilles mes omoplates
Vers la campagne ouverte de ma chair
Les gradins de mes côtes se resserrent à l’idée
Que votre voix pourrait remplir ma gorge
Que vos yeux pourraient sourire
Vous ne connaissez pas la pâleur de mes épaules
La nuit
Quand les flammes hallucinantes des cauchemars réclament
le silence
et que les murs mous de la réalité s’étreignent
Vous ne savez pas que les parfums de mes journées meurent
sur ma langue
Quand viennent les malins aux couteaux flottants
Que seul reste mon amour hautain
Quand je m’enfonce dans la boue de la nuit
*
Connais-tu encore le doux arôme des plantaniers
Combien étranges peuvent être les choses familières après un départ
Combien triste la nourriture
Combien fade un lit
Et les chats
Te rappelles-tu les chats aux griffes stridentes
Qui hurlaient sur le toit quand ta langue me fouillait
Et qui faisaient le gros dos quand tes ongles m’écorchaient
Ils vibraient quand je cédais
Je ne sais plus aimer
Les bulles douloureuses de délire se sont évanouies de mes lèvres
J’ai abandonné mon masque de feuillage
Un rosier agonise sous le lit
Je ne me déhanche plus parmi la pierraille
Les chats ont déserté le toit
Rapaces
Editions Seghers, 1960
Voir aussi :
Bleu comme le désert (15/01/2017)
Le téléphone sonne (18/02/2017)
Chant arabe (22/03/2017)
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