Joyce Mansour (1928 – 1986) : Pour les 50 ans de Balthazar
Pour les 50 ans de Balthazar
Ne jamais dire son rêve
A celui qui ne vous aime pas
L’oreille hostile est tarie
La bouche amère calomnie
La haine vomit le sable du sablier
Plus vite toujours plus vite
La nuit trahie avorte
Une passion au présent déjà passée
Et la peur ne fait qu’augmenter
La rage du caïman
La taille du cancer
Enfouissez vos rêves dans les poches sous vos yeux
Ils seront à l’abri de l’envie
Ils seront à l’abri de l’adage
Qui veut que l’africain babille
Et que tous les vieux sont sages
Les eaux de ce pays-là ne s’écoulent jamais
Les marins ne craignent point la tempête
Les femmes n’entament plus les rondes de l’enfance
Leurs maisons dissonantes voguent autant que des navires
Aveugles elles plongent sous la neige
Aveugles elles rejaillissent dans l’écume du printemps
Confondant le temps qu’il fait avec le temps qui passe
mais le nid si parfaitement circonscrit s’asphyxie
La pluie et les beaux draps couvent des œufs de serpent
Laissez toute espérance le vent du Nord s’est tu
Les yeux blancs de l’oubli sont fixés à tout jamais
et l’inconnu ne reviendra plus de l’exil
Connais-tu la vieille femme qui veille
A la porte de la mort
Elle arbore une perruque couleur de cafard
Dans sa bouche niche une dent de cheval
Fruit de la rancune
Cadeau du vent fou
Je ne sais
Elle troue sa langue de sa pointe acérée
Si elle mange elle renaît dans l’enfer des affamés
Prix payé à la chance qui, elle, porte un râtelier
Inaccessible à la maladie
Esclave d’un esclave
Elle connaît le chemin du retour
Mais ne saurait s’y rendre
Car ses jambes coupées fanent dans un vase
Et sa bouche pleine de boue
Rit le rire maniaque des lèvres d’Istanbul
Elle glisse, glisse d’un rêve à l’autre
Dans le sommeil granitique
De la tombe
Connais-tu l’odeur de la boue
qui suinte entre les dents pourries
Ces dents piliers de basalte
Erodés par les vagues de viande
Qu’est la vie
Dents de la vieille femme qui veille
A la porte de la nuit
Elle couvre nos morts de sa langue sucrée
Malaxant ceux qui hier encore oui seulement hier
Parlaient haut marchaient droit
Dans la vase gluante de sa salive mortifère
Elle retient son souffle quand le vent solaire s’abat
Du haut de la montagne
Dans sa bouche la boue devient poussière
Vite avalée avant la prochaine grande marée
De boue
Et l’homme dit à l’homme
Pourquoi coulez-vous si tranquille
Et l’homme répondit à l’homme
Vous coulez vite et moi lentement
Malgré cela nous nous enfonçons tous deux
Chacun dans son abysse assigné
Voilà tout.
1984
Prose & poésie, œuvre complète
Editions Actes Sud, 13200 Arles
Voir aussi :
Bleu comme le désert (15/01/2017)
Le téléphone sonne (18/02/2017)
Chant arabe (22/03/2017)
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Trous noirs (22/03/2018)
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