Anne Bihan (1955 -) : Trypique
Théâtre de Folle Pensée
Tryptique
Terre de feu
sourd
et les bruyères
atteindre l’intensité
du vert
derrière le toucher sec
et sous les pépites
nickélifères
reconnaître la question
qui nous habite
La chaussée des pauvres
Chaussée n. f. – Long écueil sous-marin.
Vue du large, elle fait obstacle à l’horizon. Haute. Sombre. Tient le Pacifique
en respect. Il s’épuise contre la barrière sur quoi viennent mourir les coques
trop hardies. Peu de passes. Survivre est affaire d’initié. Mais nul besoin ici –
nul désir peut-être - d’allumer des feux pour attirer des proies hypothétiques.
Se tenir là suffit. Que Dieu protège ceux qui par miracle ou par science
échappent au désastre. Ils font escale et passent leur route. On s’accommode
de tous les autres, échoués sans crier gare avec des coffres pleins d’inutile à
ras bord et le ventre plus grand que les yeux. Leur embarcation a cessé
d’évidence d’être sécure, brèches colmatées à la va-vite, voiles déchirées,
moteur en rade, liens tout à l’avenant. D’emblée trop lourds en somme pour
ignorer, les voyant tirer leur fardeau, la difficulté que ce sera de reprendre la
mer. Et ce n’est pas les quelques bricoles pillées avec leur accord, au titre du
respect dû à des hôtes soupçonneux mais courtois, qui les rendront plus légers
quand viendra inévitablement l’heure de choisir entre l’habit du voyageur et les
frusques de l’exilé.
Ce jour-là, tandis que pied-nus l’enfant prend sur le sable la mesure du monde,
à leur tour ils s’adossent à la montagne. Quelque chose en eux résiste encore,
un fleuve, la pâque d’un clocher, un coquelicot, le goût des mures, le parfum
du lilas. Mais elle pèse de toute sa densité, or, fer, sang, nickel, sang, cobalt,
fougère, sang, nickel, sang. Ils apprennent à se tenir là, et qu’il faudra
désormais tenter d’habiter les lumières et les ombres d’une île qui n’en finit
pas, au gré des flux et d’un antique vouloir, d’offrir ou dérober à la marche des
errants sa chaussée des pauvres.
Alors doucement leurs épaules se dénouent et, reconnaissant, ils
s’abandonnent.
Cette île
l’étreinte du rêve du rêve
des manguiers
dans les narines
marcher
plutôt que se perdre
dans l’absence
et
quand l’océan se fera
visible enfin
prendre le parti
de la pulpe.
Ton ventre est l’océan
Editions Bruno Doucey, 2011
Voir aussi :
Amer III (25/08/2019)
Amer I (25/08/2020)
Ciels pierres saisons (25/08/2021)
Amer II (25/08/2022)
Graines plumes coquillages (27/08/2023)