Anise Koltz (1928 – 2023) : Soleils chauves
Photo : Philippe Matsas
Soleils chauves
Je ne possède rien –
Je suis pleine de néant
vide comme le ciel
Ne m’appelez pas
Chaque fois
que mon nom est prononcé
il perd
de sa substance
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J’existe –
le monde me traverse
je le traverse
Constellations
et glaise
s’affrontent en moi
Mon sang se jette
dans la mer
d’où jadis je suis sortie
unicellulaire
Un mot
peut signifier le monde
sans être le monde
Il n’est que signe
sonorité
le mot n’éclaircit pas
ne signifie rien en soi
Le poème le fait exister
_____
Mon cerveau est agile
dangereux comme un guépard
Est-il mon assassin
ou suis-je le sien ?
L’un tremble
devant l’autre
Sept fois sept marches
descendent
jusqu’à mon subconscient
Les couloirs
sont à peine éclairés
Des paroles jamais prononcées
sont suspendues au plafond
comme des chauves-souris
Le silence pèse
devant sept portes
verrouillées
Qui me dit
que mon destin
m’était destiné ?
Je tournais jour par jour
dans l’univers
comme une planète inconnue
Chaque fois
le soleil me massacrait
alors j’ai fait alliance
avec la terre
_____
Je voyage en moi
la terre m’est trop étroite
Tout me ressemble
et je ne ressemble à rien
Enfant d’Eve
damnée comme elle
je crache mes poèmes
avec le feu de l’enfer
Le temps a perdu
son présent
Je suis née
il y a mille ans
Mon sang me fait mal
il a coulé dans les veines
de mes ancêtres
Il est usé
comme les os
de ma carcasse
Une couche épaisse
de culture m’enveloppe
et ternit ma vie
Un vide infranchissable
enveloppe ma voix
Vie et mort sont contenues
dans ma parole
Je la crache
comme un cracheur de feu
jusqu’à ce que ma salive
tourne au noir
_____
J’avance dans le désert
ouvert à tous les chemins
de l’errance
Je ne connais pas
le code des constellations
Je me confonds
dans cet univers
de silence de cette éternité
qui ne s’ennuie pas
Mes rêves conspirent
contre moi
Je n’échappe pas
à leur pillage
Ils brûlent
les mêmes terres
que la vie
_____
Poussant le langage
à l’extrême
Nous perdons les questions
à travers nos réponses
Comment savoir
ce que nous oublions ?
Chaque création
chaque reproduction
demande son tribut :
La mort de son auteur
_____
Je rappelle ma voix
des quatre points cardinaux
pour proclamer :
Aujourd’hui le destin de Dieu
dépend des hommes
Celui des hommes
ne dépend plus de Lui
Que suis-je venue faire
en ce monde
dont j’ignore
l’origine et le sens
Quelle réalité se dissimule
derrière les apparences
Personne ne trouve refuge
en l’autre
_____
Mes poèmes
végètent parmi vous
sans antennes visibles
mais avec des tentacules
souterrains
qui creusent dans vos terres
de multiples galeries
Un mot venu
de je ne sais où
résonne en moi
comme un coup de canon
Un mot bloqué
emmuré
qui soudainement
s’écroule
comme la tour de Babel
_____
Ma parole est un entrepôt
où j’ai engrangé
mes pensées
Qui a provoqué ma naissance
prescrit mon chemin ?
D’où suis-je venue
pour supporter l’obscurité
sans être armée, ?
Dans chacune de mes paroles
traîne le silence
Je vis caché
sous ma langue
En mentant
je dis la vérité
En disant la vérité
je mens
_____
Nous évoluons
dans un géographie
que nous ne saisissons pas
la lumière règne la nuit
les ténèbres obscurcissent le jour
Aveugles au réveil
nous voyons en dormant
Tout est faux
dans sa vérité
Je me détourne du possible
j’interroge le possible
Tout est dans tout –
comme la fin
dans le commencement
_____
Est-ce que je sais
qui je suis ?
Ou suis-je
celle que je ne suis pas ?
J’ai contourné le soleil
plus de 83 fois
Je connais la route
sans la connaître
faisant partie
de ce labyrinthe
A René
Je t’aime toujours
même si tu es mort
Je te bats
avec les battements
de mon cœur
pour te réveiller
Je rentre de plus en plus profondément
dans le paysage des autres
Je possède en moi
toutes les directions
Je marche sur la terre sèche
Au loin j’entends des paroles
prononcées des siècles plus tôt
Leurs échos ayant traîné
dans l’univers
avant de m’atteindre
J’ai traversé ton amour
comme une mauvaise saison
Nous ne nous complétions
que lorsque nous étions séparés
_____
Tandis que les migrateurs
s’envolent vers le sud
les corbeaux répètent
la noirceur
de leurs plumes
Les nuages s’émiettent
le soleil devient chauve
A René
Je me pose sur ta tombe comme un rapace
dépliant mes ailes noircies
je t’apporte ma proie
comme une pitance
Soleils chauves
Editions Arfuyen, 2012
Voir aussi :
Un monde de pierres (I) (08/12/2021)
Un monde de pierres (II) (08/06/2022)
Galaxies intérieures (I) (08/12/2022)
Galaxies intérieures (II) (07/06/2023)
Je renaîtrai (1) (23/05/2024)
Je renaîtrai (2) (01/12/2024)