Florence Pazzottu (1962 -) : Le triangle mérite son sommet
Le triangle mérite son sommet
(poème politique)
Il faut payer ses dettes et contenir les peuples, faut faire
payer le peuple et ceinturer la dette, resserrer les frontières,
déterminer les taxes et s’en tenir au pacte, faut raisonner
le peuple, hisser les calculettes, stabiliser la crise de la
dette, donner du plus au plus et faire entendre aux moindres
qu’ils doivent désormais faire mieux avec moins, si les
nombreux résistent, nous arraisonnerons, si les nombreux
s’entêtent, saturons les écrans, expliquons, restons fermes,
halte aux caprices de la rue, sauvons la zone euro, harro au
déficit, stop aux excès sociaux, place à de sains préceptes :
c’est au nombre à payer la politique du chiffre, le nombre
aspire au chiffre, le nombre c’est le peuple, et pour qui fit-on
les édifices publics, les hospices, les écoles, les routes...
les prisons, les zones de transit, les centres de rétention ?
expulsons, pressons, enfermons, évaluons, retenons,
poussons, ça urge, faut purger, la solidarité se paye, chacun
compte, c’est un luxe, qu’on se le dise, cotisons, cotisez,
solidaire est un luxe, soyez solidaires du luxe, le triangle
mérite son sommet, quand le sommet vacille, la base doit
porter, quand les sommités misent, la base participe,
assume les pertes des élites, et la fuite des fortunes privées,
très publiquement approuvées, si-si, nourries, chéries
engraissées, subventionnées même, pour qu’elles grandissent,
s’élargissent, dépassent les frontières, étendent leur belgitude,
leur suissitude, ouvrent des coffres dans les paradis,
enregistrent leurs yachts aux îles Marshall et Montserrat,
prospèrent, bien loin des foyers Sonacotra, des locaux de
la Caf et des agences de Pôle emploi, des files d’attente
des étrangers à l’aube devant les préfectures, on a les élites
qu’on mérite, aucun triangle n’a jamais tenu sur sa pointe,
c’est vrai, mais c’est quand même là-haut qu’on voit le
mieux l’Olympe et qu’on peut espérer lécher un jour le
gros orteil de Goldman Sachs, ou sentir se décourroucer
l’œil sévère de Standard and Poors et en être tout retourné,
tel un élu enfin désigné, et que le divin babil émerveille
ou effraie, AAA, BBB, tandis qu’aux étages les divers
responsables s’affairent autour des traites, les poches
vides d’or mais pleines de reliques de sainte Solvabilité,
préparent leurs éléments de langage, il ne faut pas
confondre recul de l’âge de la retraite et lâcher de parachutes
dorés, dynamisme boursier et livret populaire, mutualisation
des moyens et partage des bénéfices, plan de soutien aux
banque et assistanat régressif, flexibilité du travail et
mouvements sociaux, gestion de stocks-options et
gesticulations d’inactifs, management par objectifs et
objections des ménages, Tapie arrosé par l’Etat et PSA
essoré sur le tapis, gouvernance des actionnaires et AG
d’agitateurs ouvriers, crises de la foi et promesses à
Gandrange, développement productif et sauvetages des
sites, placements concurrentiels et places en aires
d’accueil, délocalisation horizontale, verticale, itinérante,
et travailleurs illégaux sans papier, on va tout bien vous
expliquer, chacun sa tâche, et c’est bien fait, les agences
de notation orientent, le peuple vote, un peu, c’est assez,
et cotise aussi, mais trop peu, allez, encore un effort s’il
vous plaît.
Revue Bacchanales N°56 – octobre 2016
Maison de la poésie Rhônes-Alpes,38400 Saint-Martin -d’Hères, 2016
Voir aussi :
« éteint l’amer rivage... » (19/07/2020)
« de la nuit le noir aiguillon... » (19/07/2021)
« Trop dure, trop sèche, la terre... » (17/07/2022)