Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (3)
Dire II
................................................................
l’habitude de la douleur déjà – et parfois
même l’aider – la prolonger – arracher avec
les mains – ou mordre avec les dents – se
servir aussi des murs – par frottement sur les
aspérités – les angles aigus – dans l’aube –
dans la lumière encore vague – les yeux encore
aveugles – se préparer pour le réel
du sol à la chaise – et puis les murs - ou le
sol à nouveau – si peu d’interruption – si peu
de possibilité - quelquefois certains jours la
pièce se renverse – perte de l’équilibre – savoir
si on ne se met pas à marcher sur les murs –
malgré les repères - on ne sait plus – s’épaissir
pour rouler d’un mur à l’autre – sol et plafond
confondu – jouissance de remplir l’espace dans
sa totalité – plus de vide – plus de place pour
rien d’autre – pas de plus grande jouissance
possible sûrement – pour le moment – si le
jour s’arrêtait là
mais non – çà continue – le bruit des mots
dans l’espace soudain rétréci – ramené aux
limites – le temps s’écoule à nouveau au rythme
des syllabes – des silences – seule sensation
du temps ainsi – l’écoulement lent de la détresse
- le tressaillement incontrôlé comme ponctuation
- et la perte d’équilibre parfois – au milieu
des cercles décrits – retour au même point
ratage – incompréhension – comment ces
ratages – ces détours – comme une maladie
du mot – un pourrissement intérieur – la
contamination profonde peut-être – de naissance
peut-être – rien à faire – se laisser prendre –
ou toute la vie pour résister – enfin le temps
maintenant – seulement – consacré à ça –
avant - rien – ou si peu – tellement flou –
pas encore abîmé – et maintenant – pour
quelque temps – essayer de s’y rattacher – une
tâche enfin précise – comme si ça pouvait
faire vivre un peu – quelque temps – bien que
ça aussi – on le sait – ne soit qu’une aide –
une apparence de nécessité – à laquelle on tient
ferme – solidement – se persuader chaque
matin – comme un rempart au sommeil – ou
bien au suicide – à la folie
à travers l’échec – l’impossible progression –
le souffle incroyablement s’apaise – se clarifie –
ne plus sentir le poids – la difficulté –
s’habituer au malaise – seulement respirer –
tenir au souffle – l’orchestre dans l’espace de
murs – dans le silence – ne plus entendre
d’autres sons – essayer d’imposer son
envahissement – sa voix – et enfin l’articulation
- pas encore un mot car il faudrait choisir –
mais un cri - très doucement – pour ne pas
s’effrayer – la peur vient tellement vite -
soudain
l’impuissance tout le temps – il faudrait beaucoup
plus de sécurité – essayer d’en rester au souffle
au cri – ce qu’il y a de plus sûr peut-être –
mais à l’intérieur même – l’effritement – le
souffle heurté – le cri cassé – brisé –
pourquoi – rien d’autre que crier – mais ne
pas pouvoir – ne pas y arriver – essayer des
journées entières – assis sur sa chaise – respirer
fort – longuement – une fois – et puis après
doucement au début du cri - une boule d’air
lancée du fond - qui remonte
de quelle profondeur – presque un sifflement –
et le cri s’ouvre – s’amplifie – émerge du
creux béant – et en courbe – retombe – les
lèvres restent ouvertes sur rien – même plus
d’air – la sécheresse du vide – le visage ainsi
figé – vidé – comme ancré déjà dans la mort –
le sentir ainsi – impression diffuse
ou bien ne pas le sentir vraiment – pas même
ce qui se passe à l’intérieur – sentir seulement
monter le souffle de loin – si l’on pouvait –
quelle sensation de vie sûrement – mais il reste
là en suspens dilué – irréel – là non plus –
rien à faire – remonter encore un peu en arrière
- le plus loin possible – avant le souffle même
ce qu’il pourrait y avoir avant – être blanc
dans le silence - peut-être – ne pas savoir
sans issue ainsi – et pourtant c’est sans doute
l’essentiel - tout au fond – au loin – aller
en reconnaissance de ce côté – s’il n’y avait
pas la peur déjà – ou si ce n’était ça l’angoisse –
peut-être –
longtemps chercher – par tâtonnement –
approche – s’avancer parmi les débris – sans
rien reconnaître – avec tant d’horreur - tenter
de se retrouver là – ne trouver de ressemblance
avec rien d’habituel – de normal – aucune
forme – c’est presque ça – sans forme – sans
lumière – dire c’est moi – et ne rien recouvrir
de ces deux mots – deux sons – à peine
prononcés – à peine saisis – et plus rien –
pas même une fraction de seconde – le temps
d’une évidence – toujours au-delà - à côté –
non – pas même à côté – ce qui voudrait encore
dire qu’il y avait quelque chose pas loin – qu’on
pouvait peut-être y arriver – avec effort – en
se déchirant un peu plus – un peu mieux - en
somme une possibilité encore de sortir du flou –
de l’insaisissable
limite de la déchirure – écarter les plaies
toujours un peu plus – ouvrir les blessures –
plus profond – plus large – en sachant que
c’est san fin – sans apaisement – nécessaire
seulement à la recherche continuelle
reprendre – avant la certitude de l’impossibilité
- reprendre chaque jour les tentatives pour y
arriver – inlassablement – ça n’a jamais
cessé – depuis la première fois – au début –
comme une seconde naissance – le long de la
mer – le long d’une baie ou la mère déferle
avec violence – tout le temps – marcher pendant
des jours – entre la ligne de mer et les marais –
pas un arbre – pas une maison pendant des
jours - jusqu’à l’épuisement – l’abandon – la
solitude au monde – la peur pour la première
fois – collée pour toujours au corps – fin du
souvenir – fin de l’innocence
être ici – entre les murs blancs – la tentation
si forte de s’enfuir – insupportable – appeler
au secours le bord de mer – ou un autre souvenir
- vite – s’y noyer – se dissoudre
la mémoire qui reprend - faiblesse sous-
jacente – on ne tient pas longtemps – çà raconte
de nouveau – ainsi ne plus rien sentir - ça
repose – tellement envie de se laisser faire –
des phrases – la douceur – tout fond – tout
s’amollit – perdre son temps à lutter contre ça
- le ramollissement – essayer d’oublier le
plus possible – ne pas retomber dans cette boue
- être là – juste à l’instant même – quelque
part – rien que ça – au moins – pouvoir se
localiser vraiment – même pour un instant –
déjà une approche – pouvoir se maintenir un
peu dans le présent – peut-être si la sensation
était plus forte – si on pouvait être sûr que c’est
bien ça le présent – qu’on ne déborde pas déjà
- à la seconde où l’on essaie de se fixer là –
dans cette position – dans cet endroit du temps
- dans le creux – s’y maintenir
...................................................................
Dire I- II
Editions Seghers / Laffont (Change), 1972
Voir aussi :
Là-ramassé (08/04/2017)
Dire II (1) (11/02/2020)
Dire II (2) (11/02/2021)
Dire II (4) (11/02/2023)