Marie-Noël (1883 – 1967) : Connais-moi...
Connais-moi ...
Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.
Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...
Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant !
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.
Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...
- Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -
Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...
Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...
Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre !...
Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...
Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...
Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...
Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j'ai dit, le suis-je ?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai ! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...
Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt ;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.
Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas.
Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...
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Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes !
1908
Les Chansons et les Heures
Sansot éditeur, 1920
Voir aussi :
Crépuscule (23/02/2017)
Retraite (28/03/2017)
« Les chansons que je fais… » (09/05/2017)
Attente (06/05/2018)
Vision (I) (04/052020)
« Quand il est entré dans mon logis clos... » (05/05/2021)