Denise Le Dantec (1939 -) : Les fileuses d'étoupe (I) (18/10/2017)
Les fileuses d’étoupe (I)
Ah ce voyage en Cornouailles
Il était l’Ange et j’étais l’Ouaille
Charriant des tombereaux de boue dans les brouillards et cornes de brume des
bords de mer
Les grandes oreilles des grands genêts s’agitent
Et vierges dans leurs vols en mouchoirs
De Land’s End à John O’ Groats
Les mouettes pucelles se posent
sur les capots rouges des couchants
Que ne puis-je lécher ce sang qui court de
leurs becs au passage dans les vagues
ou, arrachée du corps telle écaille de poisson,
Face aux Béatifiques et sans soleil
flotter dans les fragments avides de l’Ouessant ?
Dans une lumière excitante sur le chemin côtier
L’Ange m’accompagne
Maigres, assises, jambes ouvertes sur les talus,
Les fileuses d’étoupe lapent leurs assiettées
de givre
Leurs yeux creux ne voient ni blé ni vache
dans ce terrain pierreux et froid
Entre l’os et la peau, il n’y a rien
Rien entre le lit de pierres et l’eau
D’autres à Camlann ou à Portsmouth
Naviguant pour toujours dans les mers
allongent leurs doigts
Que ne suis-je Oiseau d’Owein
Pour du haut du ciel excrémenter la neige ?
-Deviens telle que je te trouverai quelque part
O les spasmes de l’automne
Sur les crosses des fougères
Explosif l’oiseau des mers arrache les graines
sous les neiges
Et cherche le pain dans la pierre de faim
Debout sur un rocher,
Telle une nuit de Saint-Jean étoilée,
L’Ange me saisit au bord des vagues
Lâchant maërl et varechs
Dans le vide funambule, les mouettes se désailent
Et la bruyère noircit
J’ai de la glace à l’intérieur
et parmi les oiseaux gris
des brouillards rouges de novembre
je vois ton regard de feu
dans la lumière du monde
Nue sur une terre d’aiguilles
et sous les vents
Entraînant les nuages et les loups
* * * * *
Les Hyperboréens ont compté sept étoiles à la Grande Ourse
Lié l’amour à l’adieu dans le champ des pommiers
Nos têtes sont devenues sourdes
Batailleuses nos mains dans l’eau des rocs
Le long de la côte
L’ombre enroule les fils du soleil
Et tire les images de la lumière dans l’herbe
la cendre et la fumée
Face au Nord sur la roche l’Ange s’assied
Et comme un oiseau qui prend son vol, couleur de
soleil, il s’élève
Sourds et nus sont le sable et le poisson sur
le rivage
Et comme l’aiguille entraîne le fil le vent
entraîne les nuages
Sous l’archivolte du porche orné de fleurs-
paratonnerre
L’Ange pénètre ma chair
Au fond des nuits il y a d’autres nuits
Sous l’ombre des feuilles d’alènes pourries
d’autres ombres
O les repaires insaisissables des bêtes
Dans les tourelles du givre et les rouelles du froid
Les mûres de mes seins sont devenues noires
Plus loin il y a un bois d’hiver noir et profond
qu’on nomme Bois des Loups
Les sentiers sont coupés de branchages si hauts
qu’on les dirait prêts aux bûchers
En novembre les fileuses d’étoupes filent leurs
manteaux de brindilles et de cheveux,
sur les troncs équarriés
Leurs yeux épèlent l’alphabet des étoiles,
Leur écheveau est une torche d’où s’échappent
les mèches de leurs crânes tondus
De leurs bouches s’égoutte le sang de leurs
engelures
L’Ange apaise ma blessure et me porte
Jusqu’à cette église, ô la Sainte,
Aux portes de digitales et de poison
Pour se battre
Comme la mer sur les côtes
Aux portes de misère et de foudre
Où, pour plus de mal encore, tous
mes sens m’abandonnent
* * * * *
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Les fileuses d’étoupe
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1985
Voir aussi :
« Nous ne sommes plus rien… » (29/01/2017)
Mésange (06/10/2018)
mémoire des dunes (06/10/2019)
Les fileuses d’étoupes (II) (05/09/2020)
Les fileuses d’étoupes (III) (04/04/2021)
Les fileuses d’étoupes (IV) (05/10/2021)
Procné (05/10/2022)
Strophes pour une agapè (05/10/2023)