Ananda Devi (1957 - ) : « Je te vois comme un hiver… »
À ma mère
Je te vois comme un hiver, comme du givre ; transparente, brûlante,
transpercée de lumières; glacée, glaçante, cassable. Tout cela à la fois.
Je te vois comme une source dont on ne soupçonne ni l'ampleur ni
la violence. Aujourd'hui, mes mains plongeant dans ton être, dans ta
matière, ont froid. Puis mes yeux retournent vers la fenêtre où, de
nouveau, la lumière a changé de couleur. Alors, au cœur même de ta
pâleur, je me souviens de tes ors.
Je te vois, non comme une brûlure, mais comme le souvenir d'une
brûlure. Les étincelles mouvantes qui s'animent sous les paupières
fermées lorsque l'on a trop longtemps regardé la lumière. Le souffle
aspiré, interrompu, lorsqu'il se glisse dans la gorge quelque chose de
trop chaud ou de trop froid.
Je te vois comme une femme. Si entière qu'elle effraie, si rigide
qu'elle heurte, si belle qu'elle étourdit. Si blessée qu'elle meurtrit.
En ce moment précis, la tranquillité est telle – celle de l'air, celle
de la lumière déclinante, celle des arbres, celle de la maison –
que j'ai l'impression d'un chemin ouvert vers toi. Une allée d'ombres
bleues sous des arbres aux doigts entrelacés. Un trou creusé dans
l'ici et le maintenant, qui me permet, non de t'entendre, mais de te
parler.
Mais qui ouvre donc cette porte dans le silence pour mettre ses pieds
dans le tracé des ombres? C'est si beau, si bon. Un temps hors du temps,
où on est à soi et, par-là même, aux autres.
Tendre l'oreille pour tenter de saisir tes échos; ton souffle. Cela faisait si
longtemps. L'air est fin comme le dos de la main d'une très vieille femme, au
parfum d'épices et de moisissure.
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Eaux troubles,
Maison de la poésie, Namur (Belgique),2007
Voir aussi :
« Je ne vous connais pas ... » (21/02/2019)
Me suis réveillée (08/01/2023