Charlotte Delbo (1913 – 1985) : Les folles de Mai (II)
Les folles de mai
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Tous sont morts d’avoir été torturés
car ils sont morts n’est-ce-pas
au moins dites-le.
Dans quels ossuaires
dans quelles catacombes
dans quels charniers les jetez-vous
tous ces hommes que vous assassinez
par quels flots les faites-vous emporter
ces hommes que vous torturez jusqu’à la mort
une fois morts
il vous faut bien vous en débarrasser
alors où
où sont-ils
où où où
où dites-le nous
Elles tournent elles tournent
les folles de mai
les folles de douleur
les folles de malheur
J’ai mal à ses mains que vous avez écrasés sous vos talons de fer
ses mains
et leurs caresse vivante sur mon visage
j’ai mal à ces tempes que vous avez écrasées
sa tempe contre la mienne dans la tiédeur de la nuit
j’ai mal à sa poitrine que vous avez écrasée
poumons éclatés cœur noyé
la poitrine qui respirait contre la mienne
quand il disait bonsoir en rentrant à la maison.
J’ai mal à tout son corps que vous m’avez arraché
brutes sanglantes
n’avez-vous donc ni femme ni enfant
ni amante
brutes inhumaines
n’avez-vous jamais mis votre joue contre la joue d’un enfant
votre main dans la main d’une femme
votre regard dans le regard d’un autre qui vous aime
brutes
de quoi êtes-vous donc faits
brutes
pas de la même chair que nous
l’espèce humaine
comment pouvez-vous donc feindre notre apparence
quand tout de vous dément votre appartenance.
Elles tournent elles tournent
les folles de mai
sur la place de mai
elles tournent en juin et en septembre
en hiver et en été
elles tournent et elles crient
elles crient de colère
les folles d’angoisse
les folles de douleur
les folles de malheur
Dites
qu’en avez-vous fait
de nos hommes de nos enfants
qu’avez-vous fait de mon mari
l’avocat
vous avez brisé sa gorge pour étrangler sa voix
qu’avez-vous fait de mon mari
le boulanger
la douce odeur du pain dans ses cheveux
le matin
quand il remontait de son fournil
la douce odeur du pain
sur ses mains adoucies par la farine du pétrin
qu’avez-vous fait de mon mari
le journaliste
qui savait toutes choses et les faisait savoir
qu’avez-vous fait de mon mari
le chauffeur de taxi
qui connaissait tous les chemins
par où vous faites disparaître nos hommes et leurs
enfants
qu’avez-vous fait de mon mari
le médecin
Sa voix rassurante son regard qui aidait à vivre.
Qu’avez-vous fait de mon fiancé
si timide
qu’il attendait la nuit pour me dire qu’il m’aimait.
Dites dites
dans quels ossuaires
dans quels cimetières
dans quels trous les avez-vous jetés
lambeaux de chair moite de souffrance
squelettes mis à nu par vos lanières
et vos fers
dites dites
qu’en avez-vous fait ?
Elles tournent elles tournent
les folles de mai
on veut les faire taire
rien n’y fait
le monde entier entend leur cri
le monde entier entend et se tait
indifférent
démuni
harassé de sa propre vie
sensible compatissant impuissant
n’y a-t-il rien à faire vraiment ?
Tournez folles de mai
tournez jusqu’à ce que toutes les femmes du monde
fassent la ronde
devant les palais qui nous gouvernent
relaient vos cris
jusqu’à ce que ces cris percent le cœur
de ceux qui font des affaires
avec vos tortionnaires
Tournez folles de mai
tournez tournez sur la place de mai
criez femmes de Buenos-Aires
criez jusqu’à ce que les spectres de vos supplicié se
lèvent
comme autant de regards
qui nous dévisagent et nous accusent
regards incandescents comme autant de brûlures
qui nous arrachent la peau de l’âme
et nous fasse hurler de votre douleur
criez jusqu’à ce que le monde
éclate de honte
tournez
tournez sur la place de mai
folles de mai.
La mémoire et les jours
Berg international, 1985
Voir aussi :
Les folles de Mai (I) (23/08/2024)