Violette Krigorian (1962 -) : Amour
Amour
A
Voici le corps qui fut voué... à l’amour.
Voici le sang qui bat dans les veines.
Bonheur ! C’est fête !
Cette nuit sera fête, dimanche de mon corps,
Et ma féminité, pour mon cher invité mise en réserve,
Je l’ai étalée devant mon amant.
Je t’en prie. Prends, réjouis-toi. Et
Regarde ! C’est la fille de Rhatchik, chéri, c’est elle qui t’invite.
Embrasse-moi ! Après,
Tu ne vieilliras plus.
Embrasse-moi ! Après,
Tu ne tomberas plus malade.
Embrasse-moi ! Et
Jamais plus tu ne mourras
N’est-ce pas qu’on se guérit dans le lit de l’amour ?
L’aveugle voit les mouvements de la passion.
Le muet parle avec les battements de son cœur.
Le boiteux se lève et emprunte les sentiers du corps.
Le baiser réveille la belle du sommeil de la mort.
Embrasse-moi, car
Moi non plus je ne mourrai pas.
Vois comme les mites et la rouille ont attaqué mes trésors :
Mes belles parures, mes bijoux scintillants,
mes livres de sagesse.
Quant au voleur, il a percé le mur et emporté tout mon argent.
Mais ton baiser, jamais il ne rouille.
Mais ton baiser, il perce
la muraille de Chine des mélancolies.
Avec ma bouche je m’approcherai de toi.
Avec mes lèvres, je saurai t’honorer.
Avec ma langue fureteuse, j’espionnerai ton corps entier,
Cherchant avec frénésie le rayon de miel.
Dieu qu’elles sont bonnes les lèvres sensibles de mon bien-aimé !
Bonne sa langue frénétique qui joue sur mes dents,
Habile, comme sur les touches blanches d’un clavier !
Que faire d’autre, maman ?
Sinon d’aller au-devant de cette promesse cachée d’amour ?
Sinon toucher de mes doigts ce brûlant tambourin ?
Le titiller des torsions de ma langue humide ?
Caresser la tige qui se dresse
Et l’inviter dans le camp de l’amour ?
Ce corps gracieusement obtenu, à mon tour
je l’offre gracieusement.
Ce corps gagné sans mal dans une loterie d’outre-monde.
(Ne t’étonne pas, c’est vrai).
De ton médium toque à la porte close de mon bien qui palpite.
Ôte les vêtements qui enserrent les mots.
D’un cœur simple pénètre dans mon port
Et jette l’ancre au fond de ma baie.
Je t’inonderai de mes eaux intérieures.
Je te baptiserai avec les saintes huiles de ma chaude matrice.
Béni sois-tu mon confesseur !
Si les renards ont leur tanière,
Les oiseaux du ciel tous un nid,
Toi, pour tanière et pour nid, tu as mon corps.
Viens, habite en moi, mon amour !
Doux est ton joug, léger ton poids.
Monte sur ma couche, qui est comme une chaire,
Et plaide en expert avec les syllabes du corps,
Avec les déclinaisons du corps,
Les mots du corps.
Avec leur aide,
Déclame la saga de la passion.
Réclame ! Et l’on te donnera.
Frappe ! Et l’on t’ouvrira.
Même si la porte est étroite et la voie encaissée.
Car moi, j’ai préparé ta route.
Pour toi, j’ai aplani le sentier.
Conduis le char tissé de mes muscles ! Gouverne-moi.
De ta tendre cravache aux fibres délicates !
Oriente le cours farouche de la passion !
Imprime sur mon bassin le signe de tes raies
Pour que flotte sur moi ton drapeau !
Car je suis eau sauvage.
Grappe aux grains serrés.
Air friable.
Dans mon lit entre,
Viens en moi te cacher.
Inspire-moi ! Expire !
Inspire-moi ! Expire !
Inspire-moi ! Expire !
Profondément inspire-moi ! Ah ! Expire !
Ah ! Expire !
Comme il me plaît de t’absorber, mon bel instructeur,
vif ami d’oreiller.
Pas de femme au monde qui soit meilleure que toi.
Bienheureux mon ventre qui picota au passage de ta langue.
Bienheureux mes seins qui se dressèrent
au passage de ta langue.
Bienheureuse je suis, servante de mon maître,
d’avoir été bénie entre toutes les femmes.
Mère, ne te mets pas en colère.
Vois comme ma santé est bonne.
Vois comme l’exercice d’amour m’a durcie.
Mon cœur exulte et ma langue chante.
Mon corps vit d’espoir,
Tandis que tout mon être est dans le lieu d’amour.
Qu’il voie celui qui a des yeux !
Quelle ravissante image !
Deux corps soudés, étendus sous le drap, un entrelacs
De fleurs, lys frénétiques, huître qui s’ouvre et se referme,
balançoire qui va et qui vient...
Fais balancer ma couche, toi mon vent vigoureux,
mon joyeux compagnon de travail.
Fais osciller ma couche, toi mon rameur de choix,
mon corsaire fou.
Remue-moi jusqu’à ce que je sois toute épuisée.
Jusqu’à ce que j’atteigne par moi-même l’extrémité de ma personne.
Jusqu’à ce que par moi-même je m’anéantisse.
Remue-moi au point que j’atteigne là-bas ce NULLE-
Part
– rivage de la joie.
Ainsi, pas à pas, d’un mot l’autre,
D’un mouvement l’autre, d’une pause à une autre pause,
Tiens-moi serrée et conduis-moi au cœur même de mon labyrinthe !
Et d’un baiser l’autre, d’un mouvement à un autre mouvement,
D’un baiser l’autre, d’un son de voix à un autre son de voix,
D’un baiser l’autre,
Fais-moi franchir le seuil de mon propre corps !
Fais-moi entrer dans la demeure de toute joie...
Ah ! Un pas encore. Ah ! Encore un mouvement.
Et sur le drap blanc, blanc comme du papier, deux lignes écrites
Selon le phrasé du corps, ces trois mots :
« Tout est accompli. »
Traduit de l’arménien par Denis Donikian
In, « Secousse, Revue de littérature en ligne, N°5, Octobre 2011 »
Editions Obsidiane, 2011