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Femmes en Poésie
3 décembre 2023

Debora Vogel (1900 – 1942) : Chansons à boire

z22929777ICR,Debora-Vogel[1]

 

Chansons à boire

(1930 – 1932)

 

CHANSON A BOIRE I

Maintenant le temps est venu

venu le temps des chansons à boire

car nous sommes tristes à mourir.

 

Que peut-on faire

quand nous enlace la tristesse

tel un corail aux mille bras

de ce côté et de l’autre côté

que peut-on faire...

 

quand on ne peut vivre sans les gens

er ne peux vivre avec eux !

 

On doit s’asseoir autour de tables,

les femmes s’habiller de souple velours

les hommes tendre des lèvres ardentes

et des mains caressant de tristes mains.

 

Et poser sur la table des verres de cristal :

des verres d’ambre frais, de rouges perles de corail –

et se plonger dans ce sirupeux breuvage,

breuvage de raisins et de baisers.

 

Et rien de plus

ne plus rien faire

car que peut-on faire de plus...

 

CHANSON A BOIRE II

Attendre.

Attendre que dans la première rue et la deuxième rue

fleurissent jaune et rouge les fenêtres des maisons.

 

Attendre.

Attendre que de tristes fenêtres

disparaissent derrière de lourds rideaux.

 

Combien de destinées se jouent à présent

derrière de jaunes carreaux de fenêtres.

Combien impuissantes et tristes

et à jamais perdues.

 

Dans toutes les demeures

derrière tous les carreaux de fenêtres éclairés

sont assis des gens devant tables et murs

et il n’arrive rien dans les demeures

et c’est tout ce qui peut se passer.

 

De lointaines rues du monde entier

sont maintenant revenues d’humaines destinées

dans la demeure où l’on habite.

 

Maintenant est venu le temps des chansons à boire

car rien ne peut plus venir des rues.

 

CHANSON A BOIRE III

Notre chanson à boire est triste.

Comme la vie. Comme la mort.

 

 

 

Que alors

quand rien n’arrive du grand nombre de rues

et que tout devient égal

de ce qui arrive.

 

Quand rien n’arrive

un an et deux ans et trois ans

doit-on répéter tous les jours et cent fois

une impuissante chanson à la vie :

 

que peut-il arriver de plus,

quoi de plus

que le châtaignier cuivré tous les automnes

que des hommes ordinaires dans des rues banales

dans des demeures banales avec murs et tables

que peut-il arriver de plus,

 

Quand tout est délicat et très précieux

comme transparente et odorante porcelaine :

car attend la froide terre espace de deux mètres

car attend le rien, attend la mort.

 

Les rues vides sont plus pleines de couleur que le rien

et tout ce qui arrive est plus

que le rien, que la mort.

 

Chantons une chanson de vin à la vie

qui est triste comme la mort.

 

CHANSON A BOIRE IV

Et le jour doit être passé en cent rues,

être arpentées les rues de toutes les villes

par des centaines de pieds fatigués.

 

Alors seulement on peut chanter une saison à boire :

seulement maintenant.

Quand on ne doit plus rien vouloir.

 

Allons allumer de jaunes lampes,

les lampes on peut les éteindre quand on veut,

et nous préparer par une mousseuse chanson à boire

au jour prochain qui va venir

qui n’est pas encore dissipé ni perdu

en lequel quelque chose peut encore advenir...

 

Demain la ronde lanterne du soleil

va de nouveau nous compter

encore un jour déjà perdu. Et une vie

en laquelle il n’arrive jamais rien...

 

CHANSON A BOIRE V

A présent préparons une chanson

pour l’heure la plus triste de la nuit :

quand de froids astres-soleils pâlissent

quand le vin doux tarit dans les verres rouges

et l’on s’éteint lentement. Comme une lune. Comme un soleil rouge.

De pure fatigue.

 

Que nous reste-t-il de plus dans la vie

que ce qui est pareil à la mort :

 

comme le jour et la nuit et le jour.

 

Fermons les yeux et allons.

Allons deux fois par jour et cent fois

dans les maisons aux quelques mesures de gris

dans les maisons où il n’arrive rien...

 

Et serrons ferme les bras au corps.

N’envoyons pas des mains inutiles

dans les rues où l’on ne pourra jamais,

chaque fois – rien trouver...

 

Buvons la dernière heure jusqu’au bout :

bientôt va venir l’espace jaune et les rues

où l’on doit toujours vouloir quelque chose

toujours...

 

CHANSON A BOIRE VI

Maintenant soupire une dernière fois la nuit

du doux bruissement du sommeil de pavot.

 

Préparons-nous à la tristesse

de tout ce qui peut arriver en un jour

par une danse.

 

La sixième chanson à boire bue

au bleu bocal de la nuit

s’appelle danse de rectangles.

 

Une fois un pas. Une fois un pas. Encore une fois...

Et en droite ligne, couple par couple...

Et à nouveau deux pas en diagonale –

et retour : une fois un pas. Une fois un pas. Encore une fois.

 

Doux sont les raides rectangles

et ne se ferment jamais d’un rideau de tôle

par le tesson d’une plainte : pas de çà...

Par le grincement d’un mot : à quoi bon...

 

De rouges verres-soleils à la main,

l’éclat métallique de vêtements guindés

et le tintement de verre se propagent longtemps

d’une salle de bal à l’autre salle...

Une fois un pas... Une fois un pas...

 

Et maintenant se disperser en silence dans la salle

comme de rouges feuilles d’automne fanées –

qui se souvient des années perdues...

 

Une fois un pas... Une fois un pas... Encore une fois...

Première rue, deuxième rue, troisième rue...

Première demeure avec tables et murs...

Deuxième demeure avec quatre murs plats...

Soleil rouge d’un côté des maisons, de l’autre côté...

 

Que peut-il encore arriver de plus, quoi de plus...

Doux sont les raides rectangles.

 

MOTIF D’AUTOMNE I

Une fois de plus s’ouvrent les rues

sur des perspectives de fantastiques destinées

et promettent tout. Une fois de plus.

 

Et l’on se lance dans les rues

toutes les voies sont comme un seule voie

et l’on ne peut sortir de cette rue

ni de cette lase compagnie :

 

Réverbères qui cachent le dernier flamboiement d’attente

sous le sourire d’indifférentes lèvres de verre

et vont un à un, qu’importe vers où...

 

Et arbres orgueilleux à l’incompréhensible

coloris de grande lassitude...

Et tramways retournant au dépôt...

 

Et l’on finit par s’imprégner de l’humeur

de cette mélancolique compagnie

en ce salon d’automne cuivré :

la lassitude de choses perdues.

 

Tombent les feuilles. Feuilles lasses.

Feuilles rouges, feuilles jaunes.

 

MOTIF D’AUTOMNE II

Maintenant plus rien ne va venir.

On ne doit plus rien attendre

tout devient inutile et pour personne.

 

Sur les soirs se déploie

un long rouleau de précieux tissu de mélancolie

brodé de motifs de choses perdues.

 

Et de vastes nuits bleu marine sont encore constellées

de lointaines lunes chatoyant de choses inconnues

qui peuvent peut-être encore venir. Peut-être.

 

Mais dans les rues de parchemin qui ne sont plus pour personne

se réduisent à rien les choses jamais advenues :

fantômes colorés sur des coulisses de grise attente.

 

Devant les fenêtres se dressent des châtaigniers de rouge rouille.

Sentent la cire. Le rouge cire des choses

déjà perdues depuis le début, pour toujours.

 

BROUILLARD D’AUTOMNE

Aujourd’hui est déjà inutile la grisaille

le doux brouillard, le tapis de pluie :

les feuilles sont déjà de rouille mouillée sur les trottoirs.

 

Les feuilles ne pendent plus sur les arbres

en attente de fantaisies de cuivre –

il y a une semaine encore étaient utiles les doux brouillards.

 

Désormais tout ce qui arrive est inutile.

Comme après coup. Et comme pure imitation de la vie

pleine d’incertaines feuilles jaune topaze.

 

Et il ne faut pas s’embarquer dans des choses

car tout est déjà perdu depuis le début

tout arrive trop tard et sans certitude...

 

VERS D’AMOUR 1920

 

1

Ils se sont rencontrés en un temps

où personne ne peut vivre sans un autre

 

Ils ont dû se quitter.

 

2

Et ça devait arriver ainsi :

 

Ils se sont rencontrés en un temps

où l’être ne sait pas encore, inexpérimenté,

ce qu’un autre être peut lui donner

 

et veut tout sans savoir quoi

et veut de lui la vie

 

3

S’aimer l’un l’autre et s’appartenir

survit rarement à vivre ensemble.

 

Ecoutez pourquoi

un jour vous aimerez :

 

Les amants veulent donner plus et prendre plus

qu’il n’est permis et possible dans la vie.

 

4

Passant, ne pleure jamais

une amante perdue ou

un amant perdu :

 

un long chemin de perte

va de par le monde

il est tant de jours dans la vie, tant de femmes, tant d’hommes.

 

CHANSON D’AMOUR

Tu es tranquille et lent

comme un long train de flottage

qui transporte d’odorants sapins

d’une montagne aux brumes bleues

vers une lointaine ville aux mille lanternes

 

par les jours de soleils jaunes

par les jours de ciels gris.

 

Tu es triste comme un train de bois

tranquille et triste comme le bonheur.

 

Avec toi les années vont passer

qui se souvient des années perdues...

 

INSCRIPTION SUR UNE STELE

A la mémoire de Judith Moltz

 

Celle qui gît ici sous cette stèle

ne s’est jamais occupée

des choses colorées de la vie.

Qu’est-ce que la vie...

 

Dans un cadre anguleux gisaient ses jours

simples comme des stèles.

La vie est lourde de pure grisaille,

Qu’est-ce que la vie...

 

CHAUSSURES

A la mémoire de mon père

 

Les premières gouttes de jaune tumulte tombent dans les rues

tombent de rouges fleurs de marronnier

et de blanches fleurs de pommier. Et soupirent.

Des oiseaux voguent.

 

Bientôt les gens mettront leurs chaussures,

Chaussures noires, chaussures marron...

Beaucoup d’entre elles

Descendront la rue Zólkiewska

Jusqu’au bas de la rue Bernstein...

 

Ni ses pieds ne lui appartiennent plus

ni le corps à la paire de pieds sans chaussures.

 

Mais sous le lit il reste,

presque marchant encore, deux chaussures noires

aux mille rides de visage

et deux talons éculés abandonnés :

 

deux chaussures de cuir noires usées de marcher

qui connaissent par coeur les pavés de Zólkiewska.

 

Traduit du Yiddish par Batia Baum

In, : Debora Vogel : « Figures du jour & Mannequins »

Editions La Barque, 35000 Rennes, 2023   

 

 

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