Sylviane Cernois (1955 -) : « Les mains de mon père... »
Sylviane Cernois. Photo DDM, S.B. La Dépêche, 10/03/2015
Les mains de mon père en hiver
mon père traversé de neige
ses mains rouges gonflées par l’enduit
Chaque fin de journée, ranger les outils dans la caisse
mettre les bras sur la tête
ratisser sa peur, sa peur de l’hiver.
Il monte dans le camion bâché, s’assoit sur la caisse
le visage vide
tourné vers la neige
la musette sur l’épaule
Etranger au nom qui échappe,
sans nom
Mohamed, Manuel
Tu retires tes souliers de chantier, là sur le palier.
La mère a passé la serpillière : c’est encore mouillé.
Le Soupir des mains
Editions l’Arbre, 02370 Aizy-Jouy
Geneviève d’Hoop (1945 -) : « qu’importe l’homme... »
qu’importe l’homme
et son goût de vin dans le gosier
sèche est sa langue et avide sa poitrine
jaune est son sang comme la résine de l’arbre
embryonnaire est sa vie dans l’espace
qu’importe l’homme
s’il sait brouter le soleil
à genoux come une chèvre dans l’herbe grasse
quoique l’ardente ortie ait touché ses mains
qu’importe l’homme
qui nous servira de pain
Les yeux à marée haute
Editions Saint-Germain- des-Prés, 1977
Voir aussi :
« je n’ai jamais cessé d’être... » (13/09/2019)
« je n’écris que des choses graves... » (13/09/2020)
« elle traversait pieds nus... » (13/09/2021)
« il faut parler sous la terre... » (13/09/2022)
Anne Bihan (1955 -) : Graines plumes coquillages
Graines
plumes
coquillages
La nuit l’incendie embrase les crêtes
vallée de la Houaïlou
de grands pins se brisent
fin des sentinelles
l’écorce des niaoulis
apyres se consume
persiste au matin
leur senteur de goménol
temps sous les capuches
d’arrachement des cordylines
de soif au creux des tarodières
de rage de haine d’allumettes
le silence des grillons.
Regarder
étrangère sous le soleil kanak
les sentiers les cases
sans porte ni fenêtres
sourire aux enfants lumineux
dévastés
trou noir quand mes yeux
le quittent.
Nuit australe
native
nuit de Kanaky
deviner le son
des canettes
tombées sur les niaoulis
bière de Noël
les branches trinquent
le femmes craignent la dengue
des enfants cognent
jouent aux menottes
sur les rondins.
les autres se taisent.
S’avancer
déliée des sarments
mortifères
autre
nue
incertaine.
Guetter
à la lisère
dans l’écartèlement des formes
sur les rebords
rebonds
tréfonds
des rêves altiers de l’autre
la sauvage irruption
de soi irradiée
d’océanes cadences.
Paille cendre
bois rongé
sous la lune rouge
cases qui ne naîtront plus
flèche pirogue
incinérées
un enfant vide
son bâton de pluie
la montagne en feu
dit adieu au dernier bruissement
d’herbe
et d’eau.
Se glisser
entre les mâchoires d’un soleil-parure
écorces poils dents plumes
porcelaines murex et bois flotté
sous l’abondance cérémonielle et composite
des couvre-chefs
lentement tresser l’organique parade
le fil sans fin d’une autre parole.
Gousse longue du flamboyant
sexe d’arbre à foison
qui brûle
tout est cendre ce soir
l’homme dans sa case
l’enfant
le ciel ou la montagne
part en poussière
l’igname pleure
l’eau rêvée de l’étrangère.
Le feu s’apaise
tout est opaque
qui pleure sur l’arbre en cendres
l’herbe calcinée sous le joug
du vent ?
des souffles dans l’ombre
attisent les braises
ils aiment le feu
palabrent sous la case
nous hors du cercle
entrer dans l’ignorance
la trouver douce
l’eau cherche la terre
aux frontières du ciel
le vide se penche.
S’approcher
tamat worwor le doigt
posé à même le sable des rêves continus
d’un peuple-tambour
ne rien emprisonner du saut
de l’improbable tour d’où l’enfant
s’élance
sur la natte des femmes assembler
monnaie un collier
de graines de plumes de dents de coquillages.
Se tenir
entre reconnaître
à la source la radicale étrangeté
de l’autre tous ces autres sans qui
nos visages forêt sans lumière
impossibles à voir
oser l’ombre debout de l’ignorance
se tenir
entre laisser
aux informes le cirque mensonger
de l’abrasement universel et lui
préférer les appartenances plurielles
et jubilatoires
guetter le sens à la racine du geste
Se tenir
entre donner
aux enfants du ciel des bras
armés de la même innocence et quand
la nuit viendra danser sur nos épissures
prendre le risque de l’espérance.
Pieds nus éprouver au passer des creeks
la patience des pierres
à Waraï les enfants dressent des châteaux
sitôt défaits sable volcan pulvérisé
remparts d’ébène ornés de bris de porcelaine
la nuit hésite la plage vient de loin
à la jointure des eaux remuent les paysages
langue la chair de la nouvelle igname
apprivoise d’anciens silences.
Traquer traduire
la diverse parole
s’ouvrir aux souffles
du grand dehors sous l’arbre-éventail
à l’irruption du voyageur
empruntant l’allée latérale son pas
os peau muscles ligaments
sans hâte et sans désir d’exploits
à accomplir
s’ouvrir
à rouge et vert ce vol de perruches
ébouriffant l’aube de lignes
éphémères.
Deux ciels s’épousent à la césure des mers
de l’un je reconnais la langue goémonière
de l’autre les voix ouvertes à qui suit ses chemins
de l’un les pierres debout les nuits de grande lune
de l’autre les vallées qui puisent dans la chaîne
de l’un ce fleuve cette île le vent fort ce matin
la pâque du clocher qui sonna pour les miens
le père parti trop tôt la mère dans la violence
d’un novembre d’orage
le chant d’un coquelicot tremblant sur son corsage
de l’autre ce Noël flamboyant de soleil
d’amour de joie têtue d’étreintes enfantines
cette petite fille surgie sous ses ombrages
riant sous le manguier
où ses frères jouent à vivre dans d’autres paysages
il est des monnaies-plumes
des monnaies-coquillages
papillons notous et passereaux
dents poils de roussette et sapi-sapi
cauris couteaux fibres de cocos
deux pays s’étreignent là où je m’assemble
ce cahier est sans retour
Soudain l’orient d’une aube
l’autre langue en approche.
Etre ni l’un ni
l’autre juste le fil tendu entre
les rives juste l’élan
ténu entre les formes singulières
du même la langue plurielle
et composite une jambe
inattendue lancée à l’oblique
d’un ciel de traîne
être la voix blanche qui
tourne et tourne encore longe
le mur des fous des fissurés
estropiés crucifiés ramasse
à la Une et derrière la porte insonore
ses chambres aseptisées
des mots savants des phrases ordinaires
se résout à l’incertaine parole
des songes
oser traverser la Ligne où les oiseaux de haut vol
s’écartèlent
être ni l’ombre ni
portée la lumière où noires
et rondes et blanches vibrent
les cendres sonores de nos cris
partagés mais la fragile pesanteur
de l’amour et la grâce de nos désirs
peuplées de bras de bouches de chevelures
être chaine et trame de la
natte promise où assis debout bruisse
le monde et la joie reconquise
des simples des pauvres des affligés
des affamés nommer la soif et l’eau la peine
et la miséricorde le doux
et la douleur de ce qui en nous
guette l’infinie présence
de la source
et mains vides s’avancer vers la montagne où l’Enfant
au semblable
s’abandonne.
Ses joues moirées d’ombre et de soleil
sur la balançoire du pied de letchi
la petite à tue-tête oublie
la nuit brusque
voix blanches quand ce qui rôde
en tous lieux vous saisit.
Ton ventre est l’océan
Editions Bruno Doucey, 2011
Voir aussi :
Amer III (25/08/2019)
Amer I (25/08/2020)
Ciels pierres saisons (25/08/2021)
Amer II (25/08/2022)
Anna Waldman (1945 -) : Cérémonie au peyotl pour Billy / Billy Work Peyote
Cérémonie au peyotl pour Billy
Un peu de magie compatissante
pour la vie de William Burroughs.Jr.
(mort le 3 mars 1981)
ne t’arrête pas, Billy il y a du mouvement
nous faisons la danse des sabots pour toi,
assiégés ou exaltés frondes en mouvement
ce système d’assistance respiratoire ces rivières qui chutent &
te traversent
qui loin d’ici loin loin loin loin pas assez d’espace pour les jambes pas possible
de s’asseoir ni de chuchoter
dans ton oreille Billy pas de nova Billy plus d’aliments
Billy nous t’envoyons ces étoiles brodées au point suisse
un gris exquis pour les sens voilà Billy prends-les Billy
prends ces étoiles Billy voilà Billy prends la fumée de bois
(bouge Billy bouge Billy bouge Billy ne t’arrête pas)
nous t’envoyons ces odeurs & le plaisir d’installer sa tente
une tente pour les nomades pour une âme nomade ton ombre perdue
voici un corps où tu pourras renaître Billy
& pour ton bien nous nous allongeons
sur un amas de nuages & pour toi nous mangeons cette médecine qui guérit
& la dégueulons encore j’ai vomi pour toi Billy & les 3 dernières années
me reviennent pour toi Billy ça me remue tu es toujours là pour nous Billy
nous trois moi Steven Reed
dans la nuit calme je ne peux pas rester calme je saute pour toi Billy
bouge bouge-toi ne t’arrête pas Bill
liqueur de maïs pour faire redescendre la magie
démodulation Billy
démon hypodermique Billy
corrigible Billy
le sceau de Salomon Billy
ça vacille Billy
corrélation Billy
immobile
indélébile
sang de jacinthe Billy
cartes sur table Billy
intensité dramatique et tu nous manques Billy
où t’étais p’tit Billy
on t’a cherché Billy
nous étudions ton jarret Billy
universalité Billy
laisse-toi aller
fais-le tourner
bouge ne t’arrête pas Billy ne t’arrête pas Billy bouge
ne t’arrête pas Billy Billy bouge ne t’arrête pas Billy
bouge ne t’arrête pas Billy bouge garde-le Bill
1978
Traduit de l’anglais par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet
In, « Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation »
Editions Bruno Doucey, 2018
Billy Work Peyote
A piece of sympatethic majic
for the life oj William Burroughs.Jr.
(died March 3 1981)
keep it moving, Billy there’s some motion
we’re doing the clog dance for ya
embattled or exalted motions of fronds
these support systems these rivers falling in &
through you
you way back deep deep deep deep legroom not enough to sit down
& whisper
in your eat Billy no nova Billy more nourishment
Billy we send you these stars dotted on the dotted-swiss
a most delicious gray for the senses here Billy take them Billy
take these stars Billy here Billy take the woodsmoke
(moving Billy moving Billy moving Billy keep it moving)
we send you these scents & pleasure of making a tent
a tent for wanderers for a wandering soul lost your shadow
here’s a body to come back to Billy
& for you sake we lie down
in a bundle of cloud & for you we eat this medecine to cure
& puke up again I vomited for you Billy & the last 3 years come back
up to me for you Billy churn it around you are still here for us Billy
we three me Steven Reed
in still night i can’t sit still jumping up for you Billy
moving keep moving keep it moving Bill
corn liquor to get the magic down
demodulation Billy
demon hypodermic Billy
corrigible Billy
Solomon’s seal Billy
It’s wobbling Billy
correlation Billy
stock still
indelible
hyacynth blood Billy
cards on the table Billy
high drama & we’re missing you Billy
where ya been Billy boy
looking for you Billy
studying your shank Billy
universalityBilly
let it go
passing it around
moving keep it moving Billy keep it moving Billy moving
keep it moving Billy Billy moving keep it moving Billy
moving keep it moving Billy moving keep it Bill
1978
Voir aussi :
La fissure dans le monde / Crack in the world (25/08/2022)
Kettly Mars (1958 -) : « Je te dirai ma chambre... »
Je te dirai ma chambre,
mon nom d’herbe et de paille,
le poids de mes cheveux sur l’oreiller,
la brise entre les mailles du rideau.
Je t’offrirai la coupe de mes mains
pour que tu boives le lait de l’été.
Je te dirai la naissance du verbe
dans l’impatience des draps.
Je te dirai aussi mon lit
où se consume sans trêve le poème,
la nuque des draps immolés,
la chair des mots, leur lutte
pour mêler sang et chanson.
J’entre dans cette chambre
comme on va au bûcher,
je fonds dans sa fiévreuse blessure,
j’existe par la lumière suspendue
au plafond qui se dérobe.
Feulement et sanglots
Imprimeur II, Port-au-Prince (Haïti),2001
Kate Bingham (19 ? -) : En passant
En passant
J’aimerais être une femme dans un poème
de Milosz peut-être ou de Brodsky,
mentionnée en fin de strophe
juste en passant –
le mouvement d’une jupe rouge vif,
suspendu et qui disparaît au coin de la rue
d’une bâtisse en ruine
dans la ville natale du poète.
Un rire avec de la musique dedans – carillons ! –
qui sonne comme le rire d’une autre
que le poète a connu dans sa jeunesse.
Oui mais elle n’est pas parvenue jusqu’en Amérique.
Citron, jasmin. Cigarettes ou menthol.
Peu m’importe le poète
remarque seulement ce qu’il avait déjà en mémoire,
dans le poème, une simple allusion.
A la lecture, on ne saurait dire
exactement qui il avait vu
seulement que c’était une femme
qui t’a fait penser à moi.
Traduit de l’anglais par Eve Lerner
In Revue Hopala, N°24, novembre 2006 – février 2007
29800 Landerneau, 2007
Saadiah Mufareh (1967 -) / سعدية مفرح : Mes rêves s’humilient trop
Mes rêves s’humilient trop
1.
Je voudrais simplement deux ailes
sinon mon âme va cesser de vouloir voler.
2.
Je voudrais crier tous mes cris
sans attendre quelque question.
3.
Je voudrais me débarrasser de tout ce qui peut empêcher ma larme
d’arriver à son but retardé ou à son point final sur la ligne.
4.
Je voudrais chanter sans être obligé de composer des paroles
de créer une mélodie ou d’élever la voix.
5.
Je voudrais une planète Terre que je dessinerais sans plan
selon le paysage de mon visage
Et je tracerais ses rivières et ses mers
selon le chemin de ma larme.
6.
Je voudrais une autre boule de terre que je cacherais dans ma poitrine
chaque fois que j’ai envie de sortir de la maison sans mon voile.
7.
Je voudrais un arbre qui chante
et un oiseau qui fait un pacte avec le vent
Et une mer qui déplie son journal à chaque aube
et un passeport valable pour tous les aéroports.
8.
Je voudrais un parapluie décoré de jasmins
et un livre ouvert sur la table des matières
et des doigts qui sachent bien frapper le clavier.
9.
Je voudrais un simple oreiller
et des rêves qui font marcher ces évènements
selon mon scénario préparé à l’avance..
10.
Je voudrais d’anciennes histoires avec des fins heureuses
que je raconterais aux petits
en désignant les photos de ces héros dans l’album familial.
11.
Je voudrais simplement un cadre simple et beau pour un tableau naïf
que j’ai dessiné avec un crayon et que j’ai colorié avec des crayons
pour l’offrir à une amie lointaine.
12.
Je voudrais que ma chambre soit plus grande
pour qu’elle puisse contenir mes nombreux livres
ou j’aurais une crise de folie
et je les brûlerai tous.
13.
Je voudrais un doux souvenir
une foi poétique
et une nouvelle journée.
14.
Je voudrais un morceau d’encens
je le poserais sur un brûleur de charbon de bois
que s’en dégage le parfum tandis que je bois mon café matinal
sans pensée préméditée pour la fin de la journée.
15.
je voudrais de nouvelles tentations
pour quelques jours seulement.
16.
Je voudrais un film en noir et blanc
que je chante avec son héroïne
je m’imagine avec son pull très serré
et sa jupe gonflante
J’essuie ses larmes et je ris de sa naïveté
pour justifier la naïveté de toute mon histoire.
17.
Je voudrais une chanson douce
pour une nuit où ses yeux seraient éveillés.
18.
Je voudrais un jour long et bondé
d’odeurs de mer et de sable
et de voitures
et quelques appels manqués sur mon téléphone portable.
19.
Je voudrais un jour court, très court
qui suffirait pour écrire un poème
que j’écrirais comme j’en aurais envie
sans hâte, sans retouche ni brouillon.
20.
Je voudrais une nuit courte, encadrée de calme
qui se finirait par un mort dont personne ne se soucierait.
21.
Je voudrais une longue nuit,
je veux dire une très longue nuit.
22.
Je voudrais vivre
sans que ce soit mon destin éternel
et qu’il n’y a pas d’autre choix.
23.
Je voudrais mourir
sans être obligé à ça de temps en temps.
24.
Je le veux seulement
Qu’est-ce que c’est
Qui est-il
Je ne veux pas répondre de toute façon.
25.
Nous avons le premier rang
ou la tombe.
Oui, pour ce modeste-là
tout le premier rang, certainement.
Mais qu’il me laisse une tombe avec au moins une fenêtre.
Traduit de l’arabe par Maram al-Masri
in, « Anthologie des femmes poètes du monde arabe »
Le Temps des Cerises, éditeurs, 2019
Jany Cotteron (1944 -) : Ventre
Ventre
Au milieu du corps
l’ombilic
Entre dedans et dehors
la cicatrice
du début du monde
En ce temps-là
En ce temps-là des ventres tabernacles
de femmes sans nom
En ce temps-là des ventres à disposition
des ventres reproducteurs
Chaos brûlant où grouillent
les diables ricanants
Maudit soit le ventre des sorcières
des nonnes possédées
Déchiré écartelé par les griffes exorcistes
en sortent des fœtus des crapauds desséchés
Ventre quarante jours impur
des mères après les couches
Ventre épuisé d’enfants innombrables
d’enfants à nourrir
d’enfants à mourir
Ventre dévasté des jeunes filles avortées
Ventre replet et satisfait
des dieux accusateurs
des hommes procréateurs
En ces temps-ci
En ces temps-ci toujours
de ventres violés des femmes sans visage
En ces temps-ci de ventres martelés
par des panses guerrières
sous la défroque haineuse
de faux dieux invoqués
Ventres où saignent les enfants à venir
où saignent les enfants refusés
Ventre rond et pesant des mères
imposition des mains
sur l’œuf invisible de la filiation
Etreinte de plus en plus large
Caresse à l’enfant inconnu
Secret de chair dans leur chair
Ventre conquérant et las
Ventre où se noue la douleur
Ventre envahi parcouru
Retenant expulsant
Ventre pertuis ouvert
Naissance
Premier cri
Ventre abandonné par l’enfant
le semblable
l’étranger
Cordon coupé
Ventre mou inconnu
Déserté
Ventre oiseau de l’enfant
où s’enfouit le visage rieur de la mère
Plumage tiède qui s’ébroue
Note claire
Accord peau à peau
Ventre tanière où l’enfant s’est blotti
où se niche le visage de l’homme
où ses mots d’amour s’écrivent
Ventre doux sous les lèvres ardentes
Ventre gonflé de fatigue des fins de journée
d’idées amères des jours éteints
Ventre serré
de cris rentrés
de colères tues
ventre défait par les années
Ventre de la nuit
Pulpe des ventres de jeunes filles
dans le soleil de l’été
Au cœur du regard
offert et refusés
dansant l’attente
des premières amours
Ventre frémissant sous les doigts impatients
Ventre en courbes ondulantes
Ventre brûlant
Houles Houles L’emportent
Ventre qui s’ouvre s’emplit exulte
Digues rompues
Ventres des femmes
Ventre de la terre
Le chant des pierres et de l’eau
Editions Samizdat, 1218 Grand-Saconnex (Suisse)
Voir aussi :
F aille (18/08/2018)
N’importe où (14/08/2019)
Laisse-moi (19/08/2020)
Un jour (14/08/2021)
Là où creuse le vent (14/08/2022)
Anna Akhmatova : / Анна Ахматова (1889 - 1966) : A la mémoire de Boris Pasternak / Смерть поэта
Anna Akhmatova,1922, par Zinaïda Evguenievna Serebriakova
A la mémoire de Boris Pasternak
L’écho me répond comme un oiseau.
B.P.
1.
La voix inimitable hier s’est tue,
Celui qui parlait aux forêts nous a quittés,
Il s’est transformé en épi qui donne la vie,
Ou en cette pluie subtile, qu’il a chantée.
Et toutes les fleurs qui sont au monde
Ont fleuri pour venir rencontrer cette mort.
Mais il s’est fait soudain un grand silence sur la planète
Qui porte ce nom modeste : la Terre.
1960,
A l’hôpital,
Moscou.
2.
Comme la fille d’Œdipe l’aveugle,
La Muse a conduit à la mort le voyant,
Et un seul tilleul devenu fou
A fleuri en ce funèbre mois de mai,
Juste face à la fenêtre où autrefois
Il m’a confié que devant lui
Serpentait un chemin doré, ailé,
Où le protégeait le vouloir d’En-haut.
1960,
Moscou.
Traduit du russe par Jean-Louis Backès
In, Anna Akhmatova « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2007
Смерть поэта
Как птица мне ответит эхо.
Б.П.
1.
Умолк вчера неповторимый голос,
И нас покинул собеседник рощ.
Он превратился в жизнь дающий колос
Или в тончайший, им воспетый дождь.
И все цветы, что только есть на свете,
Навстречу этой смерти расцвели.
Но сразу стало тихо на планете,
Носящей имя скромное... Земли.
1 июня 1960
2.
Словно дочка слепого Эдипа,
Муза к смерти провидца вела,
А одна сумасшедшая липа
В этом траурном мае цвела
Прямо против окна, где когда-то
Он поведал мне, что перед ним
Вьется путь золотой и крылатый,
Где он вышнею волей храним.
11 июня 1960
Москва. Боткинская больница
Voir aussi :
Troisième élégie (28/02/2017)
Epilogue, I / эпилог, I (06/04/2017)
Solitude / Уединение (05/08/2017)
« Les uns échangent des caresses ... » (04/08/2018)
Premier avertissement / Первое предупреждение (05/08/2019)
« Nous ne boirons pas dans le même verre... » / « Не будем пить из одного стакана... » (09/08/2020)
Tout au bord de la mer / У самого моря (05/08/2021)
Jardin d’été (05/08/2022)
Florence Pazzottu (1962 -) : Le triangle mérite son sommet
Le triangle mérite son sommet
(poème politique)
Il faut payer ses dettes et contenir les peuples, faut faire
payer le peuple et ceinturer la dette, resserrer les frontières,
déterminer les taxes et s’en tenir au pacte, faut raisonner
le peuple, hisser les calculettes, stabiliser la crise de la
dette, donner du plus au plus et faire entendre aux moindres
qu’ils doivent désormais faire mieux avec moins, si les
nombreux résistent, nous arraisonnerons, si les nombreux
s’entêtent, saturons les écrans, expliquons, restons fermes,
halte aux caprices de la rue, sauvons la zone euro, harro au
déficit, stop aux excès sociaux, place à de sains préceptes :
c’est au nombre à payer la politique du chiffre, le nombre
aspire au chiffre, le nombre c’est le peuple, et pour qui fit-on
les édifices publics, les hospices, les écoles, les routes...
les prisons, les zones de transit, les centres de rétention ?
expulsons, pressons, enfermons, évaluons, retenons,
poussons, ça urge, faut purger, la solidarité se paye, chacun
compte, c’est un luxe, qu’on se le dise, cotisons, cotisez,
solidaire est un luxe, soyez solidaires du luxe, le triangle
mérite son sommet, quand le sommet vacille, la base doit
porter, quand les sommités misent, la base participe,
assume les pertes des élites, et la fuite des fortunes privées,
très publiquement approuvées, si-si, nourries, chéries
engraissées, subventionnées même, pour qu’elles grandissent,
s’élargissent, dépassent les frontières, étendent leur belgitude,
leur suissitude, ouvrent des coffres dans les paradis,
enregistrent leurs yachts aux îles Marshall et Montserrat,
prospèrent, bien loin des foyers Sonacotra, des locaux de
la Caf et des agences de Pôle emploi, des files d’attente
des étrangers à l’aube devant les préfectures, on a les élites
qu’on mérite, aucun triangle n’a jamais tenu sur sa pointe,
c’est vrai, mais c’est quand même là-haut qu’on voit le
mieux l’Olympe et qu’on peut espérer lécher un jour le
gros orteil de Goldman Sachs, ou sentir se décourroucer
l’œil sévère de Standard and Poors et en être tout retourné,
tel un élu enfin désigné, et que le divin babil émerveille
ou effraie, AAA, BBB, tandis qu’aux étages les divers
responsables s’affairent autour des traites, les poches
vides d’or mais pleines de reliques de sainte Solvabilité,
préparent leurs éléments de langage, il ne faut pas
confondre recul de l’âge de la retraite et lâcher de parachutes
dorés, dynamisme boursier et livret populaire, mutualisation
des moyens et partage des bénéfices, plan de soutien aux
banque et assistanat régressif, flexibilité du travail et
mouvements sociaux, gestion de stocks-options et
gesticulations d’inactifs, management par objectifs et
objections des ménages, Tapie arrosé par l’Etat et PSA
essoré sur le tapis, gouvernance des actionnaires et AG
d’agitateurs ouvriers, crises de la foi et promesses à
Gandrange, développement productif et sauvetages des
sites, placements concurrentiels et places en aires
d’accueil, délocalisation horizontale, verticale, itinérante,
et travailleurs illégaux sans papier, on va tout bien vous
expliquer, chacun sa tâche, et c’est bien fait, les agences
de notation orientent, le peuple vote, un peu, c’est assez,
et cotise aussi, mais trop peu, allez, encore un effort s’il
vous plaît.
Revue Bacchanales N°56 – octobre 2016
Maison de la poésie Rhônes-Alpes,38400 Saint-Martin -d’Hères, 2016
Voir aussi :
« éteint l’amer rivage... » (19/07/2020)
« de la nuit le noir aiguillon... » (19/07/2021)
« Trop dure, trop sèche, la terre... » (17/07/2022)