Saphô / Σαπφώ (Vers 1630 – Vers 1580 av. J.C.) : Ode à Aphrodite
Peinture d'Alexandre Isailoff,1889
Ode à Aphrodite
Aphrodite au char banc tiré par des colombes,
Ô terrible, ô rusée, ô tourment des humains,
Empêche que mon âme et mon corps ne succombent ;
Je tends vers toi mes mains.
Fais halte en plein espace et dis : « Qui donc est-elle ?
Je prendrai ton parti ; son cœur sera brisé.
Elle courra vers toi, et tu la verras telle
Qu’un jouet méprisé.
A son tour de souffrir, à son tour de connaître
Les pleurs, l’attente vaine, et les tristes aveux,
Et de t’aimer, Sappho, malgré soi, et peut-être
Plus que tu ne le veux... »
Traduit du grec par Marguerite Yourcenar,
In, « La couronne et la lyre,
Anthologie de la poésie grecque ancienne »
Editions Gallimard, 1979
Voir aussi :
« Je t’ai possédée, ô fille de Kuprôs ! » (22/02/2017)
Aphrodite / εἰς Ἀφροδίτην (30/03/2017)
A une aimée (10/05/2017)
Nocturnes (14/05/201919)
« Et je ne reverrai jamais... » (13/05/2020)
« ... Rien n’est plus beau... » (13/05/2021)
Je serai toujours vierge (27/06/2021)
« Je ne change point... » 19/05/2022)
Zoé Karèlli / Ζωής Καρέλλης (1901 – 1998) : Imagination du moi / Φαντασία του εγώ
Imagination du moi
Parfois les pas du temps
s’arrêtent et le silence alors
s’installe, tantôt terrible
odieux obscur et plein d’angoisse
épais inéluctable
tantôt plus clair, apparaissant
pétri de lumière
pur, infini, limpide
et léger, si léger
que tu ne peux rester
là non plus
dans toute cette lumière
soudaine intense
que tu donnes et reçois
qui te brûle
au moment de calme
où le temps s’arrête
et le silence attend lumineux
et le temps attend lui aussi
que tu t’effaces
*
Immobile à tous les pas
sans un geste j’accomplis
une foule de gestes je sens
le moindre geste
plaisir
tu es du temps le terrible
principe où se rencontrent
privation et multitude
angoisse durable le temps
inlassable inexorable
où j’endure, tout dure
où je me trouve, je me retrouve
et vois
à travers l’espace du temps
le temps du corps, qui prend corps.
Traduit du grec par Michel Volkovitch
in, « Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945 – 2000 »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
Φαντασία του εγώ
Κάποτε τα βήματα του χρόνου
παύουν και τότε η σιωπή
γίνεται, πότε φοβερή κι απαίσια
γεμάτη σκοτάδι, έννοια
πυκνή αναπότρεπτη μοίρα,
πότε ξανοίγει, φαίνεται,
φανερώνεται ουσία φωτός
άπειρη, καθαρότατη, διάφανη,
τόσο ελαφριά, ελαφρότατη,
που δεν μπορείς
ούτ’ αυτού να σταθείς
καθώς φέγγεις, φέγγεσαι
έξαφνα οξύτατα,
καίεσαι από φως,
τη στιγμή της ησυχίας,
της παύσης του χρόνου
κι η φεγγερή σιωπή περιμένει,
στέκεται ο χρόνος και περιμένει,
για να εξαφανιστείς.
*
Ακίνητος σ’ όλα τα βλέμματα
είμαι δίχως κίνηση εκτελώ
πλήθος κινήσεις αισθάνομαι
την κίνηση πάσα
ηδονή
του χρόνου είσαι η φοβερή
αρχή εκεί συναντάται
η στέρηση και το πλήθος μεγάλο
έννοια διάρκειας ο χρόνος
διαρκεί ακατάβλητος αμετάβλητος
εκεί όπου αρκούμαι, διαρκούμε
εκεί ανευρίσκομαι, βρίσκομαι
ξανά και βλέπω
μέσ’ απ’ τον χώρο του χρόνου,
τον χρόνο του σώματος σώμα.
Esperanza López Parada (1962 -) : Stèle d’un marcheur inconnu / Estela de un caminante desconocido
Stèle d’un marcheur inconnu
Pensif, sans rien révéler de ses origines,
de quel lieu ses parents, de quelle province son autel,
malade et pareil à un dieu dans l’incertain,
dans l’achèvement muet, cet homme est parvenu ici
et ici, il se repose, en un point ignoré
situé entre l’adieu aux siens et la nuit.
Ici il se couche, silencieux et ultime,
dans le temps épuisé de son voyage.
Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet
In, « Poésie espagnole. Anthologie (1945 – 1990) »
Actes Sud / Editions Unesco, 1995
Estela de un caminante desconocido
Pensativo, sin declarar su origen,
ni donde sus padres, en qué provincia su altar,
enfermo y semejante a un dios en lo incerto,
en lo acabadamente mudo, este hombre llegó hasta aquí
y aquí descansa, en un punto ignorado
entre la despedida de los suyos y la noche.
Aquí se acuesta, callado y último
y en el tiempo agotado de su viaje.
Los tres días
Editorial Pre-Textos, Valencia, 1994
Marcela Delpastre (1925 – 1998) : Prélude / Preludi
Prélude
Que vous écoutiez, que vous n’écoutiez pas, qu’est-ce que cela me fait ?
Celui qui passe, qu’il écoute ou qu’il passe, qu’est-ce que cela me fait ?
Si vous écoutez le vent, quand il souffle dans les hêtres et quand il brame
dans l’air ;
si vous savez écouter le vent, quand il mène ses nuages comme de grands
oiseaux de mer, et quand il brame dans l’air avec sa gorge de gel ;
si vous avez parfois entendu la fontaine et le fleuve et la feuille pleurer, le
murmure de l’herbe mûrir dans les prés,
vous pouvez savoir ce que j’ai à dire.
Vous le savez déjà.
Traduit de l’occitan par Marcelle Delpastre,
in, Revue « Poésie 1, N° 79-80, Septembre - Octobre 1980 »
Editions Armand Colin, 1980
Preludi
Qu’escotetz, qu’escotet zpas, que quò me fai ?
Queu que passa, qu’escote o que passe, que quò me fai ?
Si escotatz lo vent, quand bufa dins los faus e quand brama dins l’aire ;
si sabetz escotar lo vent, quand mena sas nivols coma de grands ausels de
mar, e quand brama dins l’aire emb sa gòrja de giau ;
si avetz auvit per cas la font e la granda aiga e la fuelha purar, lo marmus de
l’erba madura en los prats,
podetz saber çò qu’ai a dire.
Zo sabetz desja.
Saumes pagans
Institut d’Etudes Occitanes, 24430 Marsac sur L'Isle, 1974
Voir aussi :
« Entre toutes choses... » / « Entre tot... » (01/05/2020)
« Comme l’eau va un jour... » / « Coma l’aiga que vai, un jorn... » (01/05/2021)
Le pays mort / Lo pais mòr (01/05/2022)
Marie-Josée Christien (1957 -) : « La terre durcie... »
La terre durcie
craque
comme du papier de soie
la clarté liquide
que le froid change en glace
se coagule
en terres évanouies
le soleil éparpille
le frisson noir du corbeau
sur la neige
l’hiver exalte
une force immatérielle.
*
Le frisson de l’air
secoue
l’effervescence végétale
Entre celui qui regarde
et cela qui se fait regarder
une ligne d’ombre
s’ouvre et se ferme
infranchissable.
février 91
Revue « le nouvel Ecriterres, N°5, printemps 1991 »
29720, Plonéour-Lanvern, 1991
Esther Tellermann (1947 -) : Allons plus bas
Allons plus bas
Vite
naviguons
peignons
nos faces et
dispersons le sel
allons plus bas
là où la terre
oscille et se soumet
en cendres
où tombent
la fièvre
et les dieux.
Là
dans les résines
se sont figées
les voix
ô
forêts qui
vous effacent
gonflent
le souvenir.
Et
j’attendrai
la déchirure
des lacs tièdes
et des nuits d’en
dessous
franchirai
la mémoire
d’une porte qui
s’ouvre
je perdrai
à nouveau.
Les espaces
comme en toi
je creuse
cherche les calcites
éclats d’onyx
frontières
de ce côté du
monde
vents nous auraient
couchés
puis rousseur
nous couvre
avec le cri
et les fosses.
Plus rien
façades criblées
et renoncules
un coquelicot
d’argent
brises sentant les
feux
vergers de cuivre
cachant
la tubéreuse
noire
et les seuils.
Des champs où
furent laissés
une main qui
tremble
un regard d’au-delà
le monde
il m’entre il
ne ment pas
il
brûle
dans le chaume
afin de retenir
veut nommer
nomme
ne s’éteint pas.
Raconte
le trop de nuits
et de senteurs
là
de ce côté du monde
le trop de rouge
et de bouches
et les bruits de
tessons
qui enflent
dans le glas
remugle d’infinis
et d’entrailles
rien.
Raconte
comme
l’attente est
bourreau
et corde
comme
il fallut taire
l’appel
gorgé
arracher
l’humide.
Car comment
avons-nous été
saisis
avons perdu
au milieu des
verts
et des linges
des mots-éboulis
comment
tournons-nous entre
des grains de lumière
des cercles
d’aucun vol
de nos semelles
de métal ?
Ne voulions
d’autres races
chassées
elles frôlent se
greffent
ne sont pas toi
mais
gens qui creusent
vont au dessous
sous les coulées de
glaise alourdissent
l’ombre
Peut-être
il en fut
un
qui ne ment pas
il se tient
droit
au bord des
levées du monde
en lisière
des minerais
et des tufs
il nomme
veut nommer
ne s’éteins pas.
Il veille
ceux de dessous et
ceux qui partent
tombent
sous les coulées
de glaise
insèrent dans le
cri
le havre
se hissent sur les
rails
dans les barques
les pelles.
Donne leur un
reste de lumière
parole occupée
de vents
un mot-étincelle
cousant les voix
quand soudain
nuit
se renverse
un demain de
neige sur
le rouge.
In, Revue « Conséquence,#2 »,2017
Cartographie Messyl (19 ? -) : Stellaire
Stellaire
A la lune blanche
Heures floues dans le cou de la nuit
qui se sait cicatrices
et morsures des papiers égarés
J’observe les étoiles absentes blanchir le temps
ce temps de cicatrices sur la face
Feu le ciel et morsures de la lune
J’entends le loup
ses pas d’errance déposent sur la face
cachée la lune blanche qui nourrit
TOUTES LES OMBRES
dans
le
cou
CICATRICES
Heures contées à la face du temps
Morsures floues du feu
dans la gueule du loup
La trace dans le cou des étoiles
Ce temps de nuit sur la face blanchit
Cette trace blanche bouche
et mots cousus de lune
à pas de loup les étoiles dans le ciel
TES PAS
Fractale
Sans Crispation éditions, 22000 Saint-Brieuc, 2021
Voir aussi :
Le verbe (04/04/2022)
Elizabeth Barrett Browning (1806 – 1861) : « Si pour toi je quitte tout... » / « If I leave all for thee... »
XXXV
Si pour toi je quitte tout, en échange
Seras-tu tout pour moi ? N’aurais-je point
Regret du baiser que chacun reçoit
A son tour, et ne trouverais-je étrange
Levant la tête de voir de nouveaux murs ?
Comment... une autre maison que celle-ci ?
Combleras-tu cette place auprès de moi
Pleines de trop tendres yeux pour changer ?
C’est le plus dur. Si vaincre l’amour est
Eprouvant, vaincre la peine plus afflige ;
Car la peine est amour et peine aussi.
Las, j’ai souffert et suis rude à aimer.
Mais aime-moi – veux-tu ? Ouvre ton cœur,
Et drape en lui les ailes de ta colombe.
Traduit de l’anglais par Lauraine Jungelson
In, Elizabeth Browning : « Sonnets portugais et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 1994
XXXV
If I leave all for thee, wilt thou exchange
And be all to me? Shall I never miss
Home-talk and blessing and the common kiss
That comes to each in turn, nor count it strange,
When I look up, to drop on a new range
Of walls and floors ... another home than this?
Nay, wilt thou fill that place by me which is
Filled by dead eyes too tender to know change?
That's hardest. If to conquer love, has tried,
To conquer grief, tries more ... as all things prove;
For grief indeed is love and grief beside.
Alas, I have grieved so I am hard to love.
Yet love me—wilt thou? Open thine heart wide,
And fold within, the wet wings of thy dove.
Poems
Chapman and Hal Publishers, London, 1850
Inger Christensen (1935 - 2009) : Le for intérieur
Inger Christensen, le 5 décembre 1969
Le for intérieur
L’obscurité gargouille à travers pays et poumons
le vent rebat les lieux communs
le lieu dans la bouche où les cris font la queue
le lieu où l’espoir refuse de mourir
nous trahissent silencieux et inertes
dans le monde où tout est valeur
nous prêtent des paroles
que rien n’est valable
L’obscurité entre et sort de la tête
rien n’y entre, rien n’en sort
les arbres ramifient chaque branche du sang,
oxygènent l’inquiétude de nuit et de vent
la nuit et le vent du néant
Je dois bien l’avouer dans le for intérieur
assis derrière l’œil tu songes peut-être
à la première rencontre, au soleil, au jamais empêcher
je dois bien l’avouer maintenant
que l’ombre est méchante, que nuit et moi
que nous et que je et je
et demande
L’obscurité se concentre sur la tour supérieure
la porte du cerveau est déjà forcée
qu’avons-nous, que nous manque-t-il,
qu’est-ce, où sommes-nous et que voyons-nous
avec l’angoisse du phare avec l’angoisse du phare
que sommes-nous, nous nous agrippons
Sur la mer deux cœurs allument leur feu de détresse
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen
in, « Lumière »
Les cahiers de Royaumont,1989
Voir aussi :
Lumière (21/03/2021)
Il (21/03/2022)
Li Qingzhao / 李清照 (1084 – vers 1155) : Sur le chemin entre Suzhou et Xiuzhou
encre et couleur sur papier, sur rouleau par Liu Lingcan (1907 - 1989)
Sur le chemin entre Suzhou et Xiuzhou
En une nuit le soleil de plomb s’est changé en incessante pluie,
Me tirant de mes rêves, le froid mouille les pans de mon habit.
Nulle tristesse pourtant de ces toits qui suintent, de ces lits tout humides,
Mais une immense joie que les ruisseaux débordent en des rivières profondes.
Sur mille lis, les épis des rizières auront vives couleurs,
A la cinquième veille, les feuilles des paulownias résonnent bellement.
Si moi qui n’ai nul champ joyeusement je danse,
Que dire de ces cœurs qui, entre les parcelles, espèrent la moisson !
Traduit du chinois par Stéphane Feuillas
in, « Anthologie de la poésie chinoise »
Editions Gallimard (La Pléiade), 2015
Voir aussi :
Amour et mélancolie (17/03/2021)
Tristesse de la séparation (17/03/2022)