Marguerite de Navarre (1492 – 1549) : « Las ! tant malheureuse je suis ... »
Las ! tant malheureuse je suis,
Que mon malheur dire ne puis,
Sinon qu'il est sans espérance :
Désespoir est déjà à l'huis (*) (*) porte
Pour me jeter au fond du puits
Où n'a d'en saillir apparence.
Tant de larmes jettent mes yeux
Qu'ils ne voient terre ni cieux,
Telle est de leur pleur abondance.
Ma bouche se plaint en tous lieux,
De mon coeur ne peut saillir mieux
Que soupirs sans nulle allégeance (*). (*) soulagement
Tristesse par ses grands efforts
A rendu si faible mon corps
Qu'il n'a ni vertu ni puissance.
Il est semblable à l'un des morts,
Tant que, le voyant par dehors,
L'on perd de lui la connaissance.
Je n'ai plus que la triste voix
De laquelle crier m'en vais,
En lamentant la dure absence.
Las ! de celui pour qui vivais
Que de si bon coeur je voyais,
J'ai perdu l'heureuse présence !
Sûre je suis que son esprit
Règne avec son chef Jésus-Christ,
Contemplant la divine essence.
Combien que son corps soit prescrit (*), (*) annéanti
Les promesses du saint Écrit
Le font vivre au ciel sans doutance.
Tandis qu'il était sain et fort,
La foi était son réconfort,
Son Dieu possédait par créance (*). (*) croyance
En cette foi vive il est mort,
Qui l'a conduit au très sûr port,
Où il a de Dieu jouissance.
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Mort, qui m'a fait si mauvais tour
D'abattre ma force et ma tour,
Tout mon refuge et ma défense,
N'as su ruiner mon amour
Que je sens croître nuit et jour,
Qui ma douleur croît et avance.
Mon mal ne se peut révéler,
Et m'est si dur à l'avaler,
Que j'en perds toute patience.
Il ne m'en faut donc plus parler,
Mais penser de bientôt aller,
Où Dieu l'a mis par sa clémence.
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Les Chansons spirituelles
Ananda Devi (1957 -) : « Je ne vous connais pas ... »
Je ne vous connais pas
J'ignore jusqu'à votre nom
Votre visage m'est étrange
Balafré de sa rage
Quand vous déchirerez ma page
Vous saurez qui j'étais
Un trou, un remous
Un déchet sur un rêve
Vous le maître de nos destins
Dont je ne connais pas le nom
D'où vous vient cette colère
Cette fureur sans pardon ?
J'ai eu beau fuir
Vous me ramenez
Me tirant par mes cheveux
Comme la dernière des damnées.
Quand la nuit consent à me parler
Editions Bruno Doucey, 2011
Voir aussi :
« Je te vois comme un hiver… » (24/02/2017)
Zu Shuzhen / 朱淑真 (1135 – 1180) : En regardant voler les couples d’hirondelles
En regardant voler les couples d’hirondelles
Un rayon oblique envahit ma chambre solitaire,
Déjà le crépuscule assombrit à demi ma porte,
Les hirondelles feignent d’ignorer ma si grande tristesse
Sous l’auvent de ma demeure, deux par deux, elles tourbillonnent en liberté.
Traduit du chinois par Shi Bo
in, «A celui qui voyageait loin. Poèmes d’amour de femmes chinoises,
(VIIème – XVIème siècle) »
Editions Alternatives, 2000
Voir aussi :
Sur l’air « Sheng tsa tse » (23/04/2017)
Touchée par les paroles d’un fermier pendant les chaleurs sèches (19/02/2018)
Louise Labé (1526 – 1566) : « Telle j’ai vu... »
Telle j’ai vu, qui avait en jeunesse
Blâmé Amour, après, en sa vieillesse,
Brûler d’ardeur et plaindre tendrement
L’âpre rigueur de son tardif tourment.
Alors de fard et eau (*) continuelle (*) eau de toilette
Elle essayait se faire venir belle,
Voulant chasser le ridé labourage
Que l’âge avait gravé sur son visage.
Sur son chef gris, elle avait empruntée
Quelque perruque, et assez mal entée (*) ; (*) fixée, placée
Et plus était à son gré bien fardée,
De son Ami moins était regardée,
Lequel, ailleurs, fuyant, n’en tenait compte,
Tant lui semblait laide, et avait grand honte
D’être aimé d’elle. Ainsi la pauvre vieille
Recevait bien pareille pour pareille :
De maints en vain un temps fut réclamée ;
Ores quelle aime, elle n’est point aimée.
Ainsi Amour prend son plaisir à faire
Que le veuil d’un soit à l’autre contraire.
Voir aussi :
« Baise m’encor, … » (16/01/2017)
« Je vis, je meurs… » (12/02/2017)
« Tant que mes yeux… » (24/04/2017)
« Ne reprenez, Dames… » (05/02/2018)
Brigitte Oleschinski (1955 -) : Puis à nouveau le long des façades / Dann nieder die niedrigen buckligen
Puis à nouveau le long des façades basses et bossues
au crépi qui s’effrite, les pavés bourdonnant
comme du gâteau encore chaud entre les bordures raides et obliques
du caniveau. Dans la cour, la sueur fraîche
pose un glaçage sur les minces plaques dans la cour qu’un métier enchanté
passe
tranquillement par les fenêtres ouvertes, meringue et cannelle blonde sur les
blonds
couvercles encroûtées des poubelles. Comment appelons-nous cela. Nostalgie
réelle ? Pâte de privation collective. Cela ne compte pas. A la clôture s’adosse
un regard. Dedans, toutes les heures, le cri strident des rails du tram.
Traduit de l’allemand par Heike Mittler
in, « La poésie allemande contemporaine »
Editions Seghers/Goethe-Institut Inter Nationes, 2001
Dann wieder die niedrigen buckligen
Fassaden entlang, von denen mürbe der Putz bröselt, das Pflaster summend
wie ofenwarmer Streuselkuchen zwischen den steilen schiefen
Rinnsteinkanten. Frischer Schweiss
glasiert die dünnen Bleche im Hof, die ein verwunschenes Gewerbe bequem
aus den offenen Fenstern schiebt, Eischaum und Zimt auf blond
überkrusteten Müllkastendeckeln. Wie nennen wir
das. Reales Heimweh? Allseits entwickelten Mangelteig? es zählt
nicht. Vor dem Zaun lehnt ein Blick. Darin stündlich
das Kreischen der Strassenbahnschienen
Your Passport is Not Guilty
Reinbek / Hambourg, 1997
Gilberte H. Dallas (1918 - 1960) : « Les ancolies d’ébène... »
Y
Les ancolies d’ébène guettent la mourante
dévorée par la pluie
Les rues la serrent
l’enlacent
Elle marche dans la jungle de béton
Elle tend son corps comme une phrase délavée.
Elle titube celle qui aurait pu être ma mère
Elle titube la mère qui n’a pas de ventre,
En sa place mes yeux agrandis,
Deux yeux immenses deux glands desséchés
Greffe de la mort
Pauvre mère stérile berce dans ta chair
Mes yeux d’enfant perdu
Mes yeux comme une herbe qui mâche l’épouvante
Mes yeux d’extra lucide
Pauvre loque de sel !
Mes yeux de boue et de lumière
Et toi tu marches, tu marches dévorée de pluie,
et me cherches,
Moi qui suis là, incrustée en toi.
Alphabets de Soleils
Editions Seghers, 1952
Voir aussi :
« Des soleils noirs… » (19/04/2017)
« J’ai plongé mon avide soif… » (12/01/2018)
Virginia Pésémapéo - Bordeleau (1951 -) : « Je suis de promiscuité... »
Je suis de promiscuité,
de trois enfants par lit.
Je suis de fierté farouche,
de confort et d’indifférence.
Je suis de demi-frères suicidés
dans leur silence des réserves.
Je suis de demi-frères criards
qui veulent et la chèvre et le chou.
Je suis de deux races en mal de vivre,
de leur incapacité à se rejoindre.
Je suis le pont entre deux peuples
qu’un accident de parcours
a tendu au-dessus d’un précipice.
Je suis riche de différences,
marquée au fer du paradoxe.
Je suis de blanche et de rouge lignée.
De rouge et de blanc
Editions Mémoire d’encrier, Montréal, 2012
Jacqueline Astégiano (19? -) : L’Arbre
L’arbre
L’Arbre
apprend
l’oiseau
en se couvrant d’ailes
Tout un été
Et lorsque
s’en vont
les oiseaux migrateurs
Icare
Tombe en feu
dans ses branches
Une chouette dans les pommes
Editions Le dé bleu, 85310 Chaillé-sous-les-Ormeaux, 1998
Claire Genoux (1971 -) : Carrouge
Carrouge
Le ciel vide de novembre m’a dicté cette halte
d’un geste sûr
j’entre et c’est à droite dans le cimetière carré
la pierre dans les graviers gris
les plantes en touffes calmes et sèches
le nom effacé dans la pierre
c’est alors que je devine votre visage d’En-bas
vos lèvres prises dans la mousse
et posée à votre front frais
la couronne de broussailles et de terre
qui se dénoue lentement
cet après-midi de novembre
les corneilles chantent un refrain sans réponse
et la pluie tire ses rideaux bouclés
par-dessus votre lointain visage
que je ne connaîtrai jamais.
Soleil ovale
Editions Empreintes, Chavannes-près-Renens (Suisse), 1997
Voir aussi :
Ne rien dire de mon corps (03/02/2017)
« Gardons ce corps solide… » (10/03/2017)
« Novembre… » (11/04/2017)
« Vague immense de nos voix… » (05/12/17)
Sylvia Plath (1932 -1963) : Wuthering Heights
Wuthering Heights
Les horizons m'encerclent comme des fagots
Qui penchent, disparates, et pour toujours instables.
Il suffirait d'une allumette pour qu'ils me réchauffent
Et que leurs lignes fines
Rougissent l'air
Lestant le ciel pâle d'une couleur plus sûre,
Avant que les lointains qu'elles fixent ne s'évaporent.
Mais ils ne font que dissoudre et se dissoudre
Comme une succession de promesses, à mesure que j'avance.
Nulle vie ne s'élève au-dessus de l'herbe
Ou du cœur des moutons, et le vent
Vient se déverser comme la destinée, courbant
Chaque chose dans une seule direction.
Je sens bien qu'il s'efforce
D'aspirer ma chaleur pour l'emporter.
Si j'accorde aux racines de la bruyère
Une trop grande attention, elles finiront par m'inviter
À blanchir mes os parmi elles.
Les moutons eux savent où ils sont,
Ils paissent dans leurs nuages de laine sale,
Aussi gris que le temps.
Les fentes noires de leurs pupilles m’absorbent.
C’est comme d’être expédiée dans l’espace par la poste,
Message stupide, insignifiant.
Ils restent là dans leur costume de grand-mère,
Boucles postiches et dents jaunes
Et bêlements de marbre, durs.
Je rencontre des ornières, et de l’eau
Limpide comme les solitudes
Qui fuient entre mes doigts.
Des seuils creux tour à tour apparaissent dans l’herbe ;
Linteaux et perrons se sont désassemblés.
Des gens, l’air ne se souvient que
De quelques étranges syllabes.
Il les répète en gémissant :
Pierre noire, pierre noire.
Le ciel s’appuie sur moi, moi, la seule à être debout
Parmi toutes les horizontales.
Les herbes affolées battent et se cognent.
Elles sont trop délicates
Pour vivre en telle compagnie ;
L’obscurité les terrifie.
Maintenant, dans des vallées aussi étroites
Et sombres que des poches, les lumières des maisons
Luisent comme de la petite monnaie.
Traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau
In, « Sylvia Plath : Arbres d’hiver précédé de La Traversée »
Editions Gallimard (Poésie), 1999
Wuthering Heights
The horizons ring me like faggots,
Tilted and disparate, and always unstable.
Touched by a match, they might warm me,
And their fine lines singe
The air to orange
Before the distances they pin evaporate,
Weighting the pale sky with a soldier color.
But they only dissolve and dissolve
Like a series of promises, as I step forward.
There is no life higher than the grasstops
Or the hearts of sheep, and the wind
Pours by like destiny, bending
Everything in one direction.
I can feel it trying
To funnel my heat away.
If I pay the roots of the heather
Too close attention, they will invite me
To whiten my bones among them.
The sheep know where they are,
Browsing in their dirty wool-clouds,
Gray as the weather.
The black slots of their pupils take me in.
It is like being mailed into space,
A thin, silly message.
They stand about in grandmotherly disguise,
All wig curls and yellow teeth
And hard, marbly baas.
I come to wheel ruts, and water
Limpid as the solitudes
That flee through my fingers.
Hollow doorsteps go from grass to grass;
Lintel and sill have unhinged themselves.
Of people and the air only
Remembers a few odd syllables.
It rehearses them moaningly:
Black stone, black stone.
The sky leans on me, me, the one upright
Among all horizontals.
The grass is beating its head distractedly.
It is too delicate
For a life in such company;
Darkness terrifies it.
Now, in valleys narrow
And black as purses, the house lights
Gleam like small change.
Voir aussi :
L’agneau de Marie / Mary’s Song (09/03/2017)
Lettre d’amour / Love letter (16/04/2017)
Berck plage / Berck-plage (12/11/2017)