Sophia de Mello Breyner Andresen (1919- 2004) : Ithaque / Ítaca
Ithaque
Quand les lumières de la nuit se reflèteront immobiles sur les eaux vertes de
Brindisi
Tu quitteras le quai et cette confuse agitation de mots de pas de rames de
grues
La joie brûlera en toi comme un fruit
Tu iras à la proue parmi les noirceurs de la nuit noire
Sans un souffle de vent ni une brise rien qu’un murmure de coquillage dans le
Silence
Mais par un soudain roulis tu devineras les brisants
Quand le bateau roulera dans une obscurité de poix
Tu seras perdue dans le sein de la nuit dans la respiration de la mer
Car c’est ici la vigile d’une seconde naissance
Le soleil au ras de la mer te réveillera dans le bleu intense
Tu monteras lentement comme les ressuscités
Tu auras retrouvé ton sceau ta sagesse initiale
Tu émergeras confirmée unifiée
Saisie et jeune comme les statues archaïques
Les gestes enroulés encore dans les plis de ta mante.
Traduit du portugais par Max de Carvalho
In, « La poésie du Portugal des origines au XXème siècle »
Editions Chandeigne, 2021
Ítaca
Quando as luzes da noite se reflectirem imóveis nas águas verdes de Brindisi Deixarás
o cais confuso onde se agitam palavras passos remos e guindastes
A alegria estará em ti acesa como um fruto
Irás à proa entre os negrumes da noite
Sem nenhum vento sem nenhuma brisa só um sussurrar de búzio no silêncio
Mas pelo súbito balanço pressentirás os cabos
Quando o barco rolar na escuridão fechada
Estarás perdida no interior da noite no respirar do mar
Porque esta é a vigília de um segundo nascimento
O sol rente ao mar te acordará no intenso azul
Subirás devagar como os ressuscitados
Terás recuperado o teu selo a tua sabedoria inicial
Emergirás confirmada e reunida
Espantada e jovem como as estátuas arcaicas
Com os gestos enrolados ainda nas dobras do teu manto
Voir aussi :
A Hydra évoquant Fernando Pessoa / Em Hydra, evocando Fernando Pessoa (30/11/2022)
Christine de Pisan (1361 – 1430 ?) : « Je ne peux plus vous cacher... » / « Plus ne vous puis celer ... »
Christine de Pizan ou de Pisan © Getty
1 L’amant
Je ne peux plus vous cacher le grand amour
Dont je vous aime, belle, plus que toute autre,
Que je porte depuis longtemps
Sans faire cri ou plainte ; mais je vois arriver le jour
Où ma vigueur s’éteint
À trop aimer qui m’assaille et me tue
Si n’ai de vous réconfort sans tarder.
Je suis contraint de vous l’avouer en grande crainte
Afin que guérison me soit donnée
Par vous, car sang, vie, sève
Me font défaut et quoi que j’aie supporté
Mainte année, ma mort est écrite
Sans autre issue, il est l’heure,
Si n’ai de vous réconfort sans tarder.
Je vous requiers donc, très belle en qui demeure
Entièrement mon cœur, que merci
Me soit donnée. Que l’attente n’en soit éloignée
Car je ne peux plus, ni soir, ni matinée,
Supporter ce mal. Que sur-le-champ cesse
La grande dureté qui me contraindra à pleurer,
Si n’ai de vous réconfort sans tarder.
Ah ! Très agréable, parfaite en bonté,
Que votre doux amour soit vers moi tourné
Car mon cœur est déjà plus noir qu’une mûre
Si n’ai de vous réconfort sans tarder.
Traduit de l’ancien français par Jacqueline Cerquiglini-Toulet
In, Christine de Pizan : « Cent ballades d’amant et de dame »
Editions Gallimard (Poésie), 2019
L’amant I
Plus ne vous puis celer la grant amour
Dont je vous aim, belle, plus qu’autre nee,
Qu’ay longuement portee, sans clamour
Faire, ne plaint, mais or voy la journee
Que ma vigour est du tout affinee
Par trop amer qui m’occit et cueurt seure,
Se de vous n’ay reconfort sans demeure.
Et contraint suis, tout soit ce en grant cremour,
Du dire, afin que garison donnee
Me soit par vous, car sanc, vie et humour
Me deffaillent, et quoy que mainte annee
Aye souffert, adés est destinee
Sans reschaper ma mort, il en est l’eure,
Se de vous n’ay reconfort sans demeure.
Si vous requier, tres belle, en qui demour
Entierement mon cuer fait, que ordenee
Me soit mercy, lonc n’en soit le demour,
Car plus ne puis, ne soir ne matinee,
Ce mal porter ; si soit adés finee
La grant durté dont fauldra qu’en dueil pleure,
Se de vous n’ay reconfort sans demeure.
Ha ! Tres plaisant, en bonté affinee,
Vo doulce amour soit a moy assenee,
Car mon cuer est ja noircy plus que meure,
Se de vous n’ay reconfort sans demeure.
Voir aussi :
La fille qui n’a point d’ami (13/03/2017)
« Seulette suis… » (20/04/2017)
Je ne sais comment je dure (04/01/2018)
« Apprenez-moi, doux ami... » (18/04/2019)
Pernette Du Guillet (1520 – 1545) : « Non que je veuille ôter la liberté... »
Sculpture de Jean louis Pivot, 1898, Musée Gadagne, Lyon
Non que je veuille ôter la liberté
A qui est né pour être sur moi maître :
Non que je veuille abuser de fierté,
Qui à lui humble et à tous je devrais être :
Non que je veuille à dextre et à senestre
Le gouverner, et faire à mon plaisir :
Mais je voudrais pour nos deux coeurs repaître
Que son vouloir fût joint à mon désir.
Rymes de gentile, et vertueuse dame D. Pernette Du Guillet, Lyonnoise,
Edité à Lyon par Jean de Tournes, 1545
Voir aussi :
« Quand vous voyez, que l'étincelle … » (27/04/2017)
« La nuit était pour moi si très-obscure… » (23/03/2017)
« Jà n'est besoin que plus je me soucie … » (13/03/2018)
Monica Mansour (1946 -) : Silences de terre / Silencios de tierra
Fotografía de Pascual Borzelli
Silences de terre
... la charrette vide :
débordante jaune et sèche
une larme de paille
nous balayions des miettes de mots
d’un pain
écroulé
des murs silencieux se dressent
larges hauts vastes
il ne reste que le ciel et la terre
avec leurs mots prisonniers
et aujourd’hui
j’ai perdu l’habitude de mes pas
parcourant à nouveau cet âcre
plaisir de l’angoisse
petite peur de chaque rencontre
de reconnaître la musique
dans la terre
d’yeux clairs non sereins
de retrouver le souvenir
déjà presque étranger
de mon silence
d’être toujours en train de naître
sans savoir mourir
un peu
tu deviens mon vice
quand je ne t’écoute pas
et que tu ne me regardes pas
tu deviens mon vice
habitude qui déborde du temps
au-delà et en deçà des jours
habitude de vouloir et de ne pas avoir
de ne pas savoir et d’avoir
habitude, enfin
blottie en moi
habitude
de vivre sans ton silence
et avec le mien
tout simplement
je t’ai prêté les mots dits
et je t’ai prêté une danse à genoux
j’ai prêté ouïe à tes vies
et silence à tes nuits
je t’ai prêté mes draps blancs
et mes triomphes en sourires
et fabriques celées d’arbre et de terre
et d’eau en cadences de bois
je t’ai prêté ma peau et mes ongles
mon sang et ma guitare
feu et cendres
tout simplement
je t’ai demandé en silence
garde-les comme s’ils étaient un souvenir
ancien qui t’appartient
Traduit de l’espagnol par Adrien Pellaumail
In « Monica Mansour. Poèmes »,
Edition Caractères, Paris / Ecrits des Forges, Québec, 2009
Silencios de tierra
… la carreta vacía
desbordándose, amarilla y seca
una lágrima de paja
barríamos migajas de palabras
de un pan
derrumbado
silenciosos muros se yerguen
anchos altos amplios
sólo quedan cielo y tierra
con sus palabras presas
y hoy
me desacostumbré a mi andar
recorriendo otra vez aquel acre
placer de la angustia
pequeño miedo de cada encuentro
de reconocer la música
en la tierra
de ojos claros no serenos
de recobrar el recuerdo
ya casi ajeno
de un silencio mío
de andar naciendo siempre
sin saber morir
un poco
te me haces vicio
cuando no te escucho
y no me miras
te me haces vicio
hábito que se desborda del tiempo
más allá y más acá de los días
hábito de querer y no tener
de no saber y de tener
hábito en fin
acurrucado en mí
hábito
de estar sin tu silencio
y con el mío
sólo
te he prestado las palabras dichas
y te he prestado una danza de rodillas
le he prestado oído a tus vidas
y silencio a tus noches
te he prestado mis sábanas blancas
y mis triunfos en sonrisa
y fábricas ocultas de árboles y tierra
y agua en movimientos de madera
te he prestado mi piel y mis uñas
mi sangre y mi guitarra
fuego y cenizas
sólo
te he pedido en silencio
cuídalos como si fueran un recuerdo
antiguo de los tuyos
Silencios de tierra y otros árboles
Voir aussi :
Lumière / Luz (07/02/2017)
je dis que le monde... » / « yo digo que el mundo... » (07/112021)
« Je veux écrire des mots d’oiseaux... » / « quiero escribir palabras de ave... » (07/11/2022)
Edith Azam (1973 -) : Bestiole-moi Pupille (1)
Bestiole-moi Pupille
Pupille
L’autre ?
L’autre le Fou
bave jusque sur sa poitrine
Commotion cérébrale
Pupille
observe les trous.
Aucune nuance
du noir
du noir et tout au fond
ça grouille.
Les mandibules creusent
le Fou parfois gémit
se contorsionne
mouvements secs
caquette dans ses étranglements.
Parler
parler ça se déchire
et pas le moindre espace
pour déplacer les choses.
Toutes les intimités :
nous infirment.
Pupille
cette fois c’est la peur.
C’est toujours
on pourrait presque dire
toujours la première fois.
La peur :
ça nous expulse.
L’autre
le Fou
brisé
n’admet pas les brisures.
Ca cambre et ça fendille
Pupille voit la mort
et reconnait l’état
après l’état suicide.
Pupille ne dit :
rien.
Ne dit rien et le Fou
plaque ses mains au mur
puis appuiera la tête.
Pupille peur
peur tête éclate.
D’une façon comme d’une autre
personne n’y échappe.
A regarder les trous on n’y échappe pas.
Bestiole à l’intérieur çà bouffe.
Les yeux
ça mange le visage
ça attaque à la chair.
Bestiole couche dans Pupille.
Pupille voudrait la parole
Bestiole viole tout langage.
Il ne reste de sens :
que silence.
Le Deuxième Homme
dernière solution.
Tentative éventrée
et les silences
correspondent.
Le Fou
hagard
ricane et c’est...
diabolique.
Pupille perd.
Il y a une profondeur
Bestiole avance :
la suivre.
Il y a une profondeur exacte :
la rencontre :
Deuxième Homme.
Le rire du fou spiralise.
Spiraliser dresse des murs.
Mais dans le creux
le Deuxième Homme
et Bestiole fait flèche.
Pupille traversée
Pupille bestiolée
Pupille dans Pupille
et pour mieux s’éjecter.
Vivre :
c’est d’abord dans les os.
Le Fou ricane et puis approche
avec ses jambes de bois tordues.
S’immisce dans Pupille.
Le cœur ça claque sans rien dire
mais dans le face à face :
debout.
Ca claque à faire hurler Bestiole.
Alors les déferlantes
les mandibules frénétiques
et qui taillent et s’appliquent
à taillader aigu.
Quand les nerfs fouettent le silence :
ne pas fléchir.
C’est dans la chair que ça s’écrit
et dans la profondeur :
du vide.
Le Fou
Bestiole
Deuxième Homme.
Combien de meurtres impossibles ?
Pupille close
ne pense pas.
Le monde n’est plus à penser
il n’y a pas d’autres solutions.
Les mains à plat sur le visage
et Bestiole dedans recommence à grincer
faire craquer ses dents au bord du gouffre et...
solitude.
Cette alternance d’être en soi
d’être en soi de se fuir...
Il y a un risque
nul ne le dit
Juste Bestiole qui ne plie pas.
Avec la main suivre la pluie.
Le Fou
dans l’angle de la pièce
son rire...
Le deuxième homme
vitre :
à briser.
Ses yeux plantés dans Pupille.
Pupille au centre ne bouge plus
reste avec Bestiole sous peau
et ne veux rien céder mais...
cède.
Le rire :
aigu.
Vitre :
à briser.
Pupille qui voudrait s’exclure
mais ne sait pas faire autre chose
que regarder les trous
les absences béantes
les gueules métal-froid :
qui sauvagent.
Le Fou :
prunelles plantées sur Pupille
les yeux rongés trop électriques.
Bestiole s’agite en dessous.
C’est toujours avec précision
que l’incision fait fulgurance.
Pupille serre les mâchoires
ferme les yeux
ne parle pas.
A l’intérieur Bestiole gratte
mange la tête
creuse l’os.
Bestiole fouille :
Insupportable.
Pupille laisse faire.
Le Deuxième Homme reste droit
fléchit parfois la tête.
Vitre à briser toujours
et de l’autre côté
Pupille au centre :
bestiolée
fait du silence avec sa bouche
et la fabrique du désir.
Pupille c’est incontrôlable
voudrait simplement dire :
le dira plusieurs fois
plusieurs fois qu’elle l’aime
qu’elle l’attend depuis mille ans
que mille ans c’est si long
et qu’à force d’attendre
Bestiole a mangé la parole.
Et lui restera là
à la regarder immobile
pour ne pas que tout brûle
et parce qu’il n’y aura :
rien à dire.
Parfois
parfois la respiration
de l’un à l’autre ça existe
ça creuse exactement pareil
et dans un même appel.
Vingt-trois heures vin rouge :
fin rouge.
Bestiole ivre
déconstruit.
Pupille ne respire plus
apnée.
Le Fou dit maintenir l’équilibre
s’en va baisser les stores.
Deuxième Homme voudrait : ...
et puis changer de peau.
Pupille plonge dans Bestiole
et lapide le temps aussi bien que l’espace.
La fiction est ouverte.
Minuit pile
Pupille :
partie
loin
loin
loin.
Trois heure matin
Pupille somnambule
et traverse la pièce.
L’espace a disparu
l’espace s’apparaît
comme une paroi inventée.
Bestiole a creusé dans la tête
Pupille met du sable dedans.
Pour cinq minutes somnambuler
laisser Bestiole à sa grignote
et puis sous le ciel presque blanc :
avancer..
.........................................................
Bestiole-moi Pupille
Editions la tête à l’envers 58330 Crux la Ville, 2020
Voir aussi :
Tout Tom tout seul (26/05/2022)
Anne-José Lemonnier (1958 -) : La mort traversière
La mort traversière
que le silence est vaste ô colline
de douloureuse mémoire
que l’aube est triomphante ô mort
en l’unique amour
qu’il faut partir ô solitude si douloureuse
et de l’âme enceinte pour toujours
le sang dit en l’été qu’il faut
mourir et toute l’âme guette la même épreuve
solitude
si le sang connaît
le visage de la morte en l’âme dont la plaie
surplombera
l’été si loin
que tu sois le sang te donne à moi vers tant
de vie tant d’amour
sacramentale ô fille l’angoisse
de t’avoir vue mourir et de connaître
par le visage de la clarté
douloureuse ô première
le lien
de pluie et de terre
qui lie toute parole à toute
mort profondeur de la
désespérance comme le blé
prends le socle qu’une mort
a gercé de tant de solitude
l’agonie
persiste dans les germes sculpture
des yeux que l’arbre chute vers
tant de conscience ô mort
prête l’ogive et seule ton âme prie
mourir est un visage à ne plus taire
l’ogive sur ton âme comme leur faix
de solitude
lèvres mues
en l’infrangible amour
arable ta paupière sur la contrée perdue
des maïs morts l’enfance tournoyait
entre nos doigts fragilement sauvée
dans une étreinte même
du sol et des sanglots
la mort était comprise jeunesse bleue
des glands qui encerclaient notre ère
déjà dans son écroulement
l’écluse regorgeait de l’angoisse des plaines
parmi ce nom l’évanouissement sûr
des arches de ton corps
blessé dans l’hirondelle
qu’il fit de sa violence native un sacrement
l’âme recrue c’était encore une autre plaie
qu’en la bruyère notre âme écartelait
mais tu rêvais d’ouvrir le nom torrentueux
de tant d’amour aux cils devers la mort
la rose était charnelle que l’angoisse
creusait dans l’indistincte mort
des prairies
tout l’ajonc reprenait ce hurlement charnel
qu’en l’automne abreuvèrent de souffrance les yeux
- infinitude !
aujourd’hui que des ormes la confiance nous meuble
dans l’agonie de tout vers un autre village
nouveau-nés que ton sang nous étrenne la haie
l’inexpugnable haie sourdre de son néant
qu’aimaient-ils ô tragiques
connaître que tu pourrissais ô arc-en-ciel
dans la boue transversale tu démembrais
ta pureté lorsque nous eûmes devers toi
un geste concertant nous pauvres d’un sursaut
qui désaltère promettant la flétrissure
entre les yeux des ifs accentuation du socle
travaille la nuit gauche et comme irradiant
l’aile blanche des goélands sur la stupeur
rayonne bleuet doux vois la cinglante
catastrophe des artères où fut ouverte
la déception puis le temps des noëls viendra
avec le gui de l’astre clair et du courage
ne cherche plus car le chemin s’est égaré
dans la divination de la lumière il dort
comme si tout était résolu l’herbe est plus haute
que son regard dans la jonction des certitudes
Revue « Poésie partagée »
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1984
Voir aussi :
« Au lieu de pleurer… » (08/12/2017)
« Le vent déchirent les feuilles mortes... » (31/10/2020)
Les yeux de l’Aven (1) (03/11/2021)
Les yeux de l’Aven (2) (30/10/2022)
Marina Tsvétaïeva / Марина Ивановна Цветаева (1892 - 1941) : « Dis-tance : des verstes, des milliers... » / Рас-стояние: версты,
à Boris Pasternak
Dis-tance : des verstes, des milliers...
On nous a dis-persés, dé-liés,
Pour qu'on se tienne bien : trans-plantés
Sur la terre à deux extrémités.
Dis-tance : des verstes, des espaces...
On nous a dessoudés, déplacés,
Disjoint les bras — deux crucifixions,
Ne sachant que c'était la fusion
De talents et de tendons noués..
Non désaccordés : déshonorés,
Désordonnés...
Mur et trou de glaise.
Écartés on nous a, tels deux aigles —
Conjurés : des verstes, des espaces...
Non décomposés : dépaysés.
Aux gîtes perdus de la planète
Déposés — deux orphelins qu'on jette !
Quel mois de mars, non mais quelle date ? !
Nous a défaits, tel un jeu de cartes !
24 mars 1925.
Traduit du russe par Eve Malleret.
In, "Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie"
Edition Gallimard (Poésie)
Борису Пастернаку
Рас-стояние: версты, мили…
Нас рас — ставили, рас — садили,
Чтобы тихо себя вели
По двум разным концам земли.
Рас-стояние: версты, дали…
Нас расклеили, распаяли,
В две руки развели, распяв,
И не знали, что это — сплав
Вдохновений и сухожилий…
Не рассорили — рассорили,
Расслоили…
Стена да ров.
Расселили нас как орлов —
Заговорщиков: версты, дали…
Не расстроили — растеряли.
По трущобам земных широт
Рассовали нас как сирот.
Который уж, ну который — март?!
Разбили нас — как колоду карт!
Voir aussi :
« Il me plaît que vous ne soyez pas fou de moi… » / Мне нравится, что вы больны не мной (09/02/2017)
Tentative de jalousie / Попытка ревности (07/04/2017)
« Une fleur est accrochée à ma poitrine… » / « Кто приколол - не помню... » (26/08/2017)
« De pierre sont les uns... » (28/08/2018)
Ah ! les vains regrets de ma terre (26/10/2020)
« Après une nuit sans sommeil... » / « После бессонной ночи... » (27/10/2021)
Le jour viendra – si triste, paraît-il... » / « Настанет день — печальный, говорят! » (26/10/2022)
Isamango (1964 -) « Je ne sais rien du métissage... »
Je ne sais rien du métissage
rien de plus que ce qu’il donne
pour le partage
Je suis un silence habité
je suis pierre décousue en son centre
pour la naissance du rhizome
de nos bras à nos ventres
recevant l’appel du large sur la terre ferme
hanches d’azur et proue de femme-île
où retrouver repos refuge et feu
terre ronde
je tisse la mémoire de ma peau
aux visages qu’ensemence l’histoire
s’arrête ça
sang-mêlé
pierre sacrée
pierre d’aveux
pierre tubercule
pierre cœur donnant
pour que poussent les champs du monde
et naissent d’autres enfants
que tombe la pluie...
pierre d’espérance
quelques mots un signe et notre venue
posant des cils sur les dos trop voûtés
Soins lucides et gestes posés
pieds et mains du quotidien
araucarias algues et manguiers
peaux passerelle de ventres en fleurs
pour que balaie l’orage les couleurs
peaux sombres peaux claires
jusqu’au détour
chargeant le lieu de rives étrangères
clair-obscur de mon âme aimant la tienne
Je ne sais rien du métissage
rien de plus que ce qu’il donne
à mon sang......
(Quand chante le corail)
In, « Chants du métissage »
Editions Bruno Doucey, 2009
Rita Mestokosho (1966 -) : « J’ai vu la montagne... »
Rita Mestokosho s'occupe du centre de la culture innue de la communauté.PHOTO : Radio-Canada / Delphine Jung
J’ai vu la montagne dans sa splendeur
J’ai entendu la rivière dans son désir
Quel plaisir et quel bonheur
D’être dans les bras de la Terre.
Et lui ce grand mystère
Que je découvre dans son absence
Chercher la vérité au creux de ses mains
Je respire l’air qu’il habite.
Voir son regard s’évanouir dans le mien
Pendant qu’il ferme les yeux sur mon corps
Pour mieux goûter à l’instant
J’entends son cœur battre.
J’aime son silence
J’aime sa voix
J’aime son reflet
J’aime l’invisible que je ne peux toucher
Mais que je sens avec force en moi.
Les arbres sont témoins de mon amour
Les rochers entendent encore aujourd’hui
L’écho de ma grande tendresse
Sur le ciel qui nous enveloppe.
Mon cœur est fait de branches de sapin
Entremêlées à toutes les saisons du monde
Je dors pour mieux tapisser tes rêves
Et celui du chasseur en quête d’une terre
Où il pourra alimenter son envie d’être libre
De marcher en admirant les courbes des rivières
De nourrir sa faim et d’assouvir sa soif.
Je crois aussi en la force du destin
Je crois aussi en la confiance de demain
La patience d’attendre en admirant l’eau des chutes
En priant pour mon prochain.
Je deviens l’hiver pour me reposer
Je deviens le printemps pour rêver
Je deviens l’été pour briller.
Et je suis une femme d’automne
Née dans un univers qui est aussi le tien.
(Parfum de la terre)
Née de la pluie et de la terre
Editions Bruno Doucey, 2014
Voir aussi :
Un peuple sans terre (26/04/2017)
Aide-nous, grand-père / Uitshinan Nimushum (11/03/2018)
Mistapéo, l’âme de la Tierra (08/03/2019)
« J’ai rêvé du Paradis... » (16/06/2021)
Il s’appellera la mer (18/06/2022)
Josée Lapeyrère (1944 – 2007) : Exercices en vol - De là à ici
Exercices en vol - De là à ici
(1971 – 1972)
le tir engendre la cible
Quelque part, ces lieux en nous, où l’on sourit de toutes les formes et les
sortes de dents, de baisers, de sous-entendus.
On y joue avec les intervalles, les diagrammes, les doubles fonds et la mue
des couleurs
(faire des vocalises dans les salles d’eau, des courbes pour le hasard, de
beaux matchs nuls, ça passe en fraude et on se paie des arcs-en-ciel sans y
toucher )
la traverse de la nuit
le glissement bouleversé des vagues
autre part, soi, vraiment sans humour, des impressions d’oracle,
l’insistance du moment qui se hisse hors de lui
(it is serious what, il est sérieux ce qui, ce que )
au plus profond, ces lieux sans gaieté ni tristesse ni ironie
- love – un pont sans grimace, absolument invivable mais qui garantit l’autre
rive, un matin qui ne pourrait être un soir
voici sa vie
l’étalon le retrait du regard
il sait
par-delà l’espoir
qu’il nomme au moment seul
où revient le serment
déjà hume les aubes se donne
au soleil ponctuel au temps
à sa rencontre
(à la pluie ambassadrice
aussi)
et il flambe sans mot
sur l’herbe
qu’il voit verte
l’andante cadent d’un œil sanglant
(l’hémorragie par accident)
sans honte l’incident se déplace
coupe des saccades à l’espace
et peint la route
où est l’or la prime ce que
la seconde nous donne venant de
là – autre et repère – donneur
du temps celui-là même qui
a sa forme l’étalon la mesure
d’ici
(on prend les mesures aussi)
et le désir se transforme en silence
est-elle nécessaire son effraction
pour sortir
accompagné alors de l’inquiétant
le clair-obscur entre chien et
loup on ne met pas les phares
c’est le corps à l’affût
tous les sens en relais
ailleurs
la nuit arrive et le sommeil
ici l’opacité parle éclair
en négatif un gouffre noir
mis au ciel noir
sous ses propres décombres
suicide la mémoire
le monde serait comme si jamais
tout objet perd son nom
dans l’incisive nuit nouvelle
revendique existence
des mots tout seuls sur un radeau
remontent vers les sources
d’où vient le vent ? et la couleur
de l’air ? d’où vient l’argent
le sel ? un bout de l’Amérique
sur le puzzle défait le spectacle
commence on reconstruit les innocents
Qui est-ce qui passe ici si tard ?
la menace d’un pas
un contresens réveille de l’autre l’alerte
un non-sens fait dévier (il ne s’attendait pas
à découvrir l’Amérique)
Qui va là ?
la route se complaît courtisane
des accidents du verbe
(le mercantile a les trottoirs codés
la vitrine sans faille une autre affaire)
l’espace ici se casse
ce don par effraction
le dit le corps du dédit
(un vol un passe-partout un passe-muraille
l’éclair d’une lame un masque qui laisse voir
le noir de l’œil )
l’arrivée toujours compromise
la fuite dans la nuit les glissements du mot
et l’échappée est dite belle
elle laisse la porte ouverte
une nuée cherchant son nom contre un ciel vaste
la fonderie d’un vent plus fort assemble l’alternance des dés,
chaque renversement du sang, les allées et venues sous le réverbère
croise les parallèles et emballe Babel
le désir sur les ponts s’enchaîne, une main bellement criminelle suicide les
murailles, la sentinelle
un voyage absolument nécessaire
itinéraire des rebelles
clandestinement
(caravane aimée des déserts et des vents gradués)
Le regard se détourne comme la branche d’un delta
seul
à repérer la nuit
à passer la mouvante frontière
Là est ici
In, « Cahiers de poésie, 2 »
Editions Gallimard, 1976
Voir aussi :
L’autre – Entre là et ici (11/10/2021)
Moments donnés ou Physiologie des Muses (17/10/2022)