Femmes en Poésie

30 novembre 2023

Sophia de Mello Breyner Andresen (1919- 2004) : Ithaque / Ítaca

image15016896289442[1]Fotografias © Fernando Lemos

 

Ithaque

 

Quand les lumières de la nuit se reflèteront immobiles sur les eaux vertes de

     Brindisi

Tu quitteras le quai et cette confuse agitation de mots de pas de rames de

     grues

La joie brûlera en toi comme un fruit

Tu iras à la proue parmi les noirceurs de la nuit noire

Sans un souffle de vent ni une brise rien qu’un murmure de coquillage dans le

     Silence

 

Mais par un soudain roulis tu devineras les brisants

Quand le bateau roulera dans une obscurité de poix

Tu seras perdue dans le sein de la nuit dans la respiration de la mer

Car c’est ici la vigile d’une seconde naissance

Le soleil au ras de la mer te réveillera dans le bleu intense

Tu monteras lentement comme les ressuscités

Tu auras retrouvé ton sceau ta sagesse initiale

Tu émergeras confirmée unifiée

Saisie et jeune comme les statues archaïques

Les gestes enroulés encore dans les plis de ta mante.

 

 

Traduit du portugais par Max de Carvalho

In, « La poésie du Portugal des origines au XXème siècle »

Editions Chandeigne, 2021

 

Ítaca

 

Quando as luzes da noite se reflectirem imóveis nas águas verdes de Brindisi Deixarás

o cais confuso onde se agitam palavras passos remos e guindastes

A alegria estará em ti acesa como um fruto

Irás à proa entre os negrumes da noite

 Sem nenhum vento sem nenhuma brisa só um sussurrar de búzio no silêncio

 

Mas pelo súbito balanço pressentirás os cabos

Quando o barco rolar na escuridão fechada

Estarás perdida no interior da noite no respirar do mar

Porque esta é a vigília de um segundo nascimento

O sol rente ao mar te acordará no intenso azul

Subirás devagar como os ressuscitados

Terás recuperado o teu selo a tua sabedoria inicial

Emergirás confirmada e reunida

Espantada e jovem como as estátuas arcaicas

Com os gestos enrolados ainda nas dobras do teu manto

 

Voir aussi :

A Hydra évoquant Fernando Pessoa / Em Hydra, evocando Fernando Pessoa (30/11/2022)

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09 novembre 2023

Christine de Pisan (1361 – 1430 ?) : « Je ne peux plus vous cacher... » / « Plus ne vous puis celer ... »

1200x680_christine-de-pizan-calque-1000-x-563[1]Christine de Pizan ou de Pisan © Getty

 

1 L’amant

 

Je ne peux plus vous cacher le grand amour

Dont je vous aime, belle, plus que toute autre,

Que je porte depuis longtemps

Sans faire cri ou plainte ; mais je vois arriver le jour

Où ma vigueur s’éteint

À trop aimer qui m’assaille et me tue

Si n’ai de vous réconfort sans tarder.

 

 

Je suis contraint de vous l’avouer en grande crainte

Afin que guérison me soit donnée

Par vous, car sang, vie, sève

Me font défaut et quoi que j’aie supporté

Mainte année, ma mort est écrite

Sans autre issue, il est l’heure,

Si n’ai de vous réconfort sans tarder.

 

 

Je vous requiers donc, très belle en qui demeure

Entièrement mon cœur, que merci

Me soit donnée. Que l’attente n’en soit éloignée

Car je ne peux plus, ni soir, ni matinée,

Supporter ce mal. Que sur-le-champ cesse

La grande dureté qui me contraindra à pleurer,

Si n’ai de vous réconfort sans tarder.

 

 

Ah ! Très agréable, parfaite en bonté,

Que votre doux amour soit vers moi tourné

Car mon cœur est déjà plus noir qu’une mûre

Si n’ai de vous réconfort sans tarder.

 

 

Traduit de l’ancien français par Jacqueline Cerquiglini-Toulet

In, Christine de Pizan : « Cent ballades d’amant et de dame »

Editions Gallimard (Poésie), 2019

 

L’amant  I

 

Plus ne vous puis celer la grant amour

Dont je vous aim, belle, plus qu’autre nee,

Qu’ay longuement portee, sans clamour

Faire, ne plaint, mais or voy la journee

Que ma vigour est du tout affinee

Par trop amer qui m’occit et cueurt seure,

Se de vous n’ay reconfort sans demeure.

 

 

Et contraint suis, tout soit ce en grant cremour,

Du dire, afin que garison donnee

Me soit par vous, car sanc, vie et humour

Me deffaillent, et quoy que mainte annee

Aye souffert, adés est destinee

Sans reschaper ma mort, il en est l’eure,

Se de vous n’ay reconfort sans demeure.

 

 

Si vous requier, tres belle, en qui demour

Entierement mon cuer fait, que ordenee

Me soit mercy, lonc n’en soit le demour,

Car plus ne puis, ne soir ne matinee,

Ce mal porter ; si soit adés finee

La grant durté dont fauldra qu’en dueil pleure,

Se de vous n’ay reconfort sans demeure.

 

 

Ha ! Tres plaisant, en bonté affinee,

Vo doulce amour soit a moy assenee,

Car mon cuer est ja noircy plus que meure,

Se de vous n’ay reconfort sans demeure.

 

Voir aussi :

La fille qui n’a point d’ami (13/03/2017)

« Seulette suis… » (20/04/2017)

Je ne sais comment je dure (04/01/2018)

« Apprenez-moi, doux ami... » (18/04/2019)

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08 novembre 2023

Pernette Du Guillet (1520 – 1545) : « Non que je veuille ôter la liberté... »

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Non que je veuille ôter la liberté

A qui est né pour être sur moi maître :

Non que je veuille abuser de fierté,

Qui à lui humble et à tous je devrais être :

Non que je veuille à dextre et à senestre

Le gouverner, et faire à mon plaisir :

Mais je voudrais pour nos deux coeurs repaître

Que son vouloir fût joint à mon désir.

 

Rymes de gentile, et vertueuse dame D. Pernette Du Guillet, Lyonnoise, 

Edité à Lyon par Jean de Tournes, 1545

Voir aussi :

 « Quand vous voyez, que l'étincelle … » (27/04/2017)

« La nuit était pour moi si très-obscure… » (23/03/2017)

« Jà n'est besoin que plus je me soucie … » (13/03/2018)

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07 novembre 2023

Monica Mansour (1946 -) : Silences de terre / Silencios de tierra

image[1]Fotografía de Pascual Borzelli

 

Silences de terre

 

... la charrette vide :

        débordante jaune et sèche

        une larme de paille

 

 

 

nous balayions des miettes de mots

d’un pain

écroulé

 

 

 

des murs silencieux se dressent

larges hauts vastes

il ne reste que le ciel et la terre

avec leurs mots prisonniers

 

 

 

et aujourd’hui

j’ai perdu l’habitude de mes pas

parcourant à nouveau cet âcre

plaisir de l’angoisse

petite peur de chaque rencontre

de reconnaître la musique

dans la terre

d’yeux clairs non sereins

de retrouver le souvenir

          déjà presque étranger

de mon silence

d’être toujours en train de naître

sans savoir mourir

          un peu

 

 

tu deviens mon vice

quand je ne t’écoute pas

et que tu ne me regardes pas

tu deviens mon vice

habitude qui déborde du temps

au-delà et en deçà des jours

habitude de vouloir et de ne pas avoir

de ne pas savoir et d’avoir

habitude, enfin

blottie en moi

habitude

de vivre sans ton silence

et avec le mien

 

 

tout simplement

je t’ai prêté les mots dits

et je t’ai prêté une danse à genoux

j’ai prêté ouïe à tes vies

et silence à tes nuits

je t’ai prêté mes draps blancs

et mes triomphes en sourires

et fabriques celées d’arbre et de terre

et d’eau en cadences de bois

je t’ai prêté ma peau et mes ongles

mon sang et ma guitare

feu et cendres

 

tout simplement

je t’ai demandé en silence

garde-les comme s’ils étaient un souvenir

ancien qui t’appartient

 

 

Traduit de l’espagnol par Adrien Pellaumail

In « Monica Mansour. Poèmes », 

Edition Caractères, Paris / Ecrits des Forges, Québec, 2009

 

   Silencios de tierra

 

… la carreta vacía

        desbordándose, amarilla y seca

        una lágrima de paja  

 

 


barríamos migajas de palabras

de un pan

derrumbado 

 

 

silenciosos muros se yerguen

anchos altos amplios

sólo quedan cielo y tierra

 con sus palabras presas

 

 

 

y hoy

me desacostumbré a mi andar

recorriendo otra vez  aquel acre

placer de la angustia

pequeño miedo de cada encuentro

de reconocer la música

en la tierra

de ojos claros no serenos

de recobrar el recuerdo

       ya casi ajeno

de un silencio mío

de andar naciendo siempre

sin saber morir

       un poco

 

 

te me haces vicio

cuando no te escucho

y no me miras

te me haces vicio

hábito que se desborda del tiempo

más allá y más acá de los días

hábito de querer y no tener

de no saber y de tener

hábito en fin

acurrucado en mí

hábito

de estar sin tu silencio

y con el mío

 

 

sólo

te he prestado las palabras dichas

y te he prestado una danza de rodillas

le he prestado oído a tus vidas

y silencio a tus noches

te he prestado mis sábanas blancas

y mis triunfos en sonrisa

y fábricas ocultas de árboles y tierra

y agua en movimientos de madera

te he prestado mi piel y mis uñas

mi sangre y mi guitarra

fuego y cenizas

 

 

sólo

te he pedido en silencio

cuídalos como si fueran un recuerdo

antiguo de los tuyos

 

 

Silencios de tierra y otros árboles

Voir aussi :

 Lumière / Luz (07/02/2017)

je dis que le monde... » / « yo digo que el mundo... » (07/112021)

« Je veux écrire des mots d’oiseaux... » / « quiero escribir palabras de ave... » (07/11/2022)

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05 novembre 2023

Edith Azam (1973 -) : Bestiole-moi Pupille (1)

Azam[1]

 

Bestiole-moi Pupille

 

Pupille

L’autre ?

L’autre le Fou

bave jusque sur sa poitrine

Commotion cérébrale

Pupille

observe les trous.

Aucune nuance

du noir

du noir et tout au fond

ça grouille.

Les mandibules creusent

le Fou parfois gémit

se contorsionne

mouvements secs

caquette dans ses étranglements.

Parler

parler ça se déchire

et pas le moindre espace

pour déplacer les choses.

Toutes les intimités :

nous infirment.

 

 

Pupille

cette fois c’est la peur.

C’est toujours

on pourrait presque dire

toujours la première fois.

La peur :

ça nous expulse.

L’autre

le Fou

brisé

n’admet pas les brisures.

Ca cambre et ça fendille

Pupille voit la mort

et reconnait l’état

après l’état suicide.

Pupille ne dit :

rien.

Ne dit rien et le Fou

plaque ses mains au mur

puis appuiera la tête.

 

 

Pupille peur

peur tête éclate.

D’une façon comme d’une autre

personne n’y échappe.

A regarder les trous on n’y échappe pas.

Bestiole à l’intérieur çà bouffe.

Les yeux

ça mange le visage

ça attaque à la chair.

Bestiole couche dans Pupille.

Pupille voudrait la parole

Bestiole viole tout langage.

Il ne reste de sens :

que silence.

 

 

Le Deuxième Homme

dernière solution.

Tentative éventrée

et les silences

correspondent.

Le Fou

hagard

ricane et c’est...

diabolique.

Pupille perd.

Il y a une profondeur

Bestiole avance :

la suivre.

Il y a une profondeur exacte :

la rencontre :

Deuxième Homme.

 

 

Le rire du fou spiralise.

Spiraliser dresse des murs.

Mais dans le creux

le Deuxième Homme

et Bestiole fait flèche.

Pupille traversée

Pupille bestiolée

Pupille dans Pupille

et pour mieux s’éjecter.

Vivre :

c’est d’abord dans les os.

 

 

Le Fou ricane et puis approche

avec ses jambes de bois tordues.

S’immisce dans Pupille.

Le cœur ça claque sans rien dire

mais dans le face à face :

debout.

Ca claque à faire hurler Bestiole.

Alors les déferlantes

les mandibules frénétiques

et qui taillent et s’appliquent

à taillader aigu.

Quand les nerfs fouettent le silence :

ne pas fléchir.

C’est dans la chair que ça s’écrit

et dans la profondeur :

du vide.

 

 

Le Fou

Bestiole

Deuxième Homme.

Combien de meurtres impossibles ?

Pupille close

ne pense pas.

Le monde n’est plus à penser

il n’y a pas d’autres solutions.

Les mains à plat sur le visage

et Bestiole dedans recommence à grincer

faire craquer ses dents au bord du gouffre et...

solitude.

Cette alternance d’être en soi

d’être en soi de se fuir...

Il y a un risque

nul ne le dit

Juste Bestiole qui ne plie pas.

 

 

 

Avec la main suivre la pluie.

Le Fou

dans l’angle de la pièce

son rire...

Le deuxième homme

vitre :

à briser.

Ses yeux plantés dans Pupille.

Pupille au centre ne bouge plus

reste avec Bestiole sous peau

et ne veux rien céder mais...

cède.

Le rire :

aigu.

Vitre :

à briser.

Pupille qui voudrait s’exclure

mais ne sait pas faire autre chose

que regarder les trous

les absences béantes

les gueules métal-froid :

qui sauvagent.

 

 

 

Le Fou :

prunelles plantées sur Pupille

les yeux rongés trop électriques.

Bestiole s’agite en dessous.

C’est toujours avec précision

que l’incision fait fulgurance.

Pupille serre les mâchoires

ferme les yeux

ne parle pas.

A l’intérieur Bestiole gratte

mange la tête

creuse l’os.

Bestiole fouille :

Insupportable.

Pupille laisse faire.

Le Deuxième Homme reste droit

fléchit parfois la tête.

Vitre à briser toujours

et de l’autre côté

Pupille au centre :

bestiolée

fait du silence avec sa bouche

et la fabrique du désir.

 

 

Pupille c’est incontrôlable

voudrait simplement dire :

le dira plusieurs fois

plusieurs fois qu’elle l’aime

qu’elle l’attend depuis mille ans

que mille ans c’est si long

et qu’à force d’attendre

Bestiole a mangé la parole.

Et lui restera là

à la regarder immobile

pour ne pas que tout brûle

et parce qu’il n’y aura :

rien à dire.

Parfois

parfois la respiration

de l’un à l’autre ça existe

ça creuse exactement pareil

et dans un même appel.

 

 

Vingt-trois heures vin rouge :

fin rouge.

Bestiole ivre

déconstruit.

Pupille ne respire plus

apnée.

Le Fou dit maintenir l’équilibre

s’en va baisser les stores.

Deuxième Homme voudrait : ...

et puis changer de peau.

Pupille plonge dans Bestiole

et lapide le temps aussi bien que l’espace.

La fiction est ouverte.

Minuit pile

Pupille :

partie

loin

loin

loin.

 

 

Trois heure matin

Pupille somnambule

et traverse la pièce.

L’espace a disparu

l’espace s’apparaît

comme une paroi inventée.

Bestiole a creusé dans la tête

Pupille met du sable dedans.

Pour cinq minutes somnambuler

laisser Bestiole à sa grignote

et puis sous le ciel presque blanc :

avancer..

.........................................................

 

 

Bestiole-moi Pupille

Editions la tête à l’envers 58330 Crux la Ville, 2020

Voir aussi :

Tout Tom tout seul (26/05/2022)

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30 octobre 2023

Anne-José Lemonnier (1958 -) : La mort traversière

133813428_m[1]

 

La mort traversière

 

que le silence est vaste ô colline

de douloureuse mémoire

 

que l’aube est triomphante ô mort

en l’unique amour

 

qu’il faut partir ô solitude si douloureuse

et de l’âme enceinte pour toujours

 

 

 

le sang dit en l’été qu’il faut

mourir et toute l’âme guette la même épreuve

 

solitude

 

si le sang connaît

le visage de la morte en l’âme dont la plaie

surplombera

 

l’été si loin

que tu sois le sang te donne à moi vers tant

de vie tant d’amour

 

 

 

sacramentale ô fille l’angoisse

de t’avoir vue mourir et de connaître

 

par le visage de la clarté

douloureuse ô première

 

le lien

de pluie et de terre

 

qui lie toute parole à toute

mort profondeur de la

désespérance comme le blé

 

 

 

prends le socle qu’une mort

a gercé de tant de solitude

 

l’agonie

persiste dans les germes sculpture

 

des yeux que l’arbre chute vers

tant de conscience ô mort

 

 

 

prête l’ogive et seule ton âme prie

mourir est un visage à ne plus taire

 

l’ogive sur ton âme comme leur faix

de solitude

 

lèvres mues

en l’infrangible amour

 

 

 

arable ta paupière sur la contrée perdue

des maïs morts l’enfance tournoyait

entre nos doigts fragilement sauvée

 

dans une étreinte même

du sol et des sanglots

 

la mort était comprise jeunesse bleue

des glands qui encerclaient notre ère

déjà dans son écroulement

 

 

 

l’écluse regorgeait de l’angoisse des plaines

parmi ce nom l’évanouissement sûr

des arches de ton corps

 

blessé dans l’hirondelle

qu’il fit de sa violence native un sacrement

 

 

 

l’âme recrue c’était encore une autre plaie

qu’en la bruyère notre âme écartelait

 

mais tu rêvais d’ouvrir le nom torrentueux

de tant d’amour aux cils devers la mort

 

 

 

la rose était charnelle que l’angoisse

creusait dans l’indistincte mort

des prairies

 

tout l’ajonc reprenait ce hurlement charnel

qu’en l’automne abreuvèrent de souffrance les yeux

- infinitude !

 

 

 

aujourd’hui que des ormes la confiance nous meuble

dans l’agonie de tout vers un autre village

nouveau-nés que ton sang nous étrenne la haie

 

l’inexpugnable haie sourdre de son néant

qu’aimaient-ils ô tragiques

 

 

 

connaître que tu pourrissais ô arc-en-ciel

dans la boue transversale tu démembrais

ta pureté lorsque nous eûmes devers toi

un geste concertant nous pauvres d’un sursaut

 

qui désaltère promettant la flétrissure

entre les yeux des ifs accentuation du socle

travaille la nuit gauche et comme irradiant

l’aile blanche des goélands sur la stupeur

 

 

 

rayonne bleuet doux vois la cinglante

catastrophe des artères où fut ouverte

la déception puis le temps des noëls viendra

avec le gui de l’astre clair et du courage

 

ne cherche plus car le chemin s’est égaré

dans la divination de la lumière il dort

comme si tout était résolu l’herbe est plus haute

que son regard dans la jonction des  certitudes

 

 

Revue « Poésie partagée »

Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1984

Voir aussi :

« Au lieu de pleurer… » (08/12/2017)

« Le vent déchirent les feuilles mortes... » (31/10/2020)

Les yeux de l’Aven (1) (03/11/2021)

Les yeux de l’Aven (2) (30/10/2022)

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27 octobre 2023

Marina Tsvétaïeva / Марина Ивановна Цветаева (1892 - 1941) : « Dis-tance : des verstes, des milliers... » / Рас-стояние: версты,

133794290_m[1]

 

à Boris Pasternak



Dis-tance : des verstes, des milliers...

On nous a dis-persés, dé-liés,

Pour qu'on se tienne bien : trans-plantés

Sur la terre à deux extrémités.



Dis-tance : des verstes, des espaces...

On nous a dessoudés, déplacés,

Disjoint les bras — deux crucifixions,

Ne sachant que c'était la fusion



De talents et de tendons noués..

Non désaccordés : déshonorés,

Désordonnés...

                          Mur et trou de glaise.

Écartés on nous a, tels deux aigles —



Conjurés : des verstes, des espaces...

Non décomposés : dépaysés.

Aux gîtes perdus de la planète

Déposés — deux orphelins qu'on jette !



Quel mois de mars, non mais quelle date ? !

Nous a défaits, tel un jeu de cartes !

                                                                                                   24 mars 1925.

 

Traduit du russe par Eve Malleret.

In, "Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie" 

Edition Gallimard (Poésie)

 

Борису Пастернаку

 

Рас-стояние: версты, мили…

Нас рас — ставили, рас — садили,

Чтобы тихо себя вели

По двум разным концам земли.

 

Рас-стояние: версты, дали…

Нас расклеили, распаяли,

В две руки развели, распяв,

И не знали, что это — сплав

 

Вдохновений и сухожилий…

Не рассорили — рассорили,

Расслоили…

Стена да ров.

Расселили нас как орлов —

 

Заговорщиков: версты, дали…

Не расстроили — растеряли.

По трущобам земных широт

Рассовали нас как сирот.

 

Который уж, ну который — март?!

Разбили нас — как колоду карт!

 

Voir aussi :

« Il me plaît que vous ne soyez pas fou de moi… » / Мне нравится, что вы больны не мной (09/02/2017)

Tentative de jalousie / Попытка ревности (07/04/2017)

« Une fleur est accrochée à ma poitrine… » / « Кто приколол - не помню... » (26/08/2017)

« De pierre sont les uns... » (28/08/2018)

Ah ! les vains regrets de ma terre (26/10/2020)

« Après une nuit sans sommeil... » / « После бессонной ночи... » (27/10/2021)

 Le jour viendra – si triste, paraît-il... » / « Настанет день — печальный, говорят! » (26/10/2022)

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22 octobre 2023

Isamango (1964 -) « Je ne sais rien du métissage... »

AVT_Imasango_2060[1](Photo : Guy Bernot)

 

Je ne sais rien du métissage

rien de plus que ce qu’il donne

pour le partage

 

Je suis un silence habité

je suis pierre décousue en son centre

pour la naissance du rhizome

de nos bras à nos ventres

recevant l’appel du large sur la terre ferme

hanches d’azur et proue de femme-île

où retrouver repos refuge et feu

terre ronde

 

je tisse la mémoire de ma peau

aux visages qu’ensemence l’histoire

s’arrête ça

sang-mêlé

pierre sacrée

pierre d’aveux

pierre tubercule

pierre cœur donnant

pour que poussent les champs du monde

et naissent d’autres enfants

que tombe la pluie...

pierre d’espérance

quelques mots un signe et notre venue

posant des cils sur les dos trop voûtés

 

Soins lucides et gestes posés

pieds et mains du quotidien

araucarias algues et manguiers

peaux passerelle de ventres en fleurs

pour que balaie l’orage les couleurs

peaux sombres peaux claires

jusqu’au détour

chargeant le lieu de rives étrangères

clair-obscur de mon âme aimant la tienne

 

Je ne sais rien du métissage

rien de plus que ce qu’il donne

à mon sang......

(Quand chante le corail)

 

In, « Chants du métissage »

Editions Bruno Doucey, 2009

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12 octobre 2023

Rita Mestokosho (1966 -) : « J’ai vu la montagne... »

rita-mestokosho[1]Rita Mestokosho s'occupe du centre de la culture innue de la communauté.PHOTO : Radio-Canada / Delphine Jung

 

J’ai vu la montagne dans sa splendeur

J’ai entendu la rivière dans son désir

Quel plaisir et quel bonheur

D’être dans les bras de la Terre.

 

Et lui ce grand mystère

Que je découvre dans son absence

Chercher la vérité au creux de ses mains

Je respire l’air qu’il habite.

 

Voir son regard s’évanouir dans le mien

Pendant qu’il ferme les yeux sur mon corps

Pour mieux goûter à l’instant

J’entends son cœur battre.

 

J’aime son silence

J’aime sa voix

J’aime son reflet

J’aime l’invisible que je ne peux toucher

Mais que je sens avec force en moi.

 

Les arbres sont témoins de mon amour

Les rochers entendent encore aujourd’hui

L’écho de ma grande tendresse

Sur le ciel qui nous enveloppe.

 

Mon cœur est fait de branches de sapin

Entremêlées à toutes les saisons du monde

Je dors pour mieux tapisser tes rêves

Et celui du chasseur en quête d’une terre

Où il pourra alimenter son envie d’être libre

De marcher en admirant les courbes des rivières

De nourrir sa faim et d’assouvir sa soif.

 

Je crois aussi en la force du destin

Je crois aussi en la confiance de demain

La patience d’attendre en admirant l’eau des chutes

En priant pour mon prochain.

 

Je deviens l’hiver pour me reposer

Je deviens le printemps pour rêver

Je deviens l’été pour briller.

 

Et je suis une femme d’automne

Née dans un univers qui est aussi le tien.

 

(Parfum de la terre)

 

Née de la pluie et de la terre

Editions Bruno Doucey, 2014

Voir aussi :

Un peuple sans terre (26/04/2017)

Aide-nous, grand-père / Uitshinan Nimushum (11/03/2018)

Mistapéo, l’âme de la Tierra (08/03/2019)

« J’ai rêvé du Paradis... » (16/06/2021)

Il s’appellera la mer (18/06/2022)

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11 octobre 2023

Josée Lapeyrère (1944 – 2007) : Exercices en vol - De là à ici

Josée-Lapeyrère[1]

 

Exercices en vol   -   De là à ici

(1971 – 1972)

 

le tir engendre la cible

 

     Quelque part, ces lieux en nous, où l’on sourit de toutes les formes et les

sortes de dents, de baisers, de sous-entendus.

     On y joue avec les intervalles, les diagrammes, les doubles fonds et la mue

des couleurs

     (faire des vocalises dans les salles d’eau, des courbes pour le hasard, de

beaux matchs nuls,   ça passe en fraude et on se paie des arcs-en-ciel sans y

toucher   )

 

     la traverse de la nuit

     le glissement bouleversé des vagues

 

     autre part,  soi,  vraiment sans humour, des impressions d’oracle,

l’insistance du moment qui se hisse hors de lui

     (it is serious what,   il est sérieux ce qui,   ce que  )

     au plus profond, ces lieux sans gaieté ni tristesse ni ironie

- love – un pont sans grimace, absolument invivable mais qui garantit l’autre

rive,   un matin qui ne pourrait être un soir

 

 

     voici sa vie

     l’étalon   le retrait du regard

     il sait

     par-delà l’espoir

     qu’il nomme au moment seul

     où revient le serment

 

     déjà hume les aubes   se donne

     au soleil ponctuel   au temps

     à sa rencontre

     (à la pluie   ambassadrice

                                              aussi)

 

     et il flambe   sans mot

     sur l’herbe

     qu’il voit   verte

 

 

     l’andante cadent d’un œil sanglant

     (l’hémorragie par accident)

 

     sans honte   l’incident se déplace

     coupe des saccades à l’espace

     et peint la route

 

 

     où est l’or   la prime   ce que

     la seconde nous donne   venant de

     là – autre et repère – donneur

     du temps   celui-là même qui

     a sa forme   l’étalon   la mesure

     d’ici

     (on prend les mesures aussi)

 

     et le désir se transforme en silence

     est-elle nécessaire   son effraction

     pour sortir

     accompagné alors de l’inquiétant

     le clair-obscur   entre chien et

     loup   on ne met pas les phares

     c’est le corps à l’affût

     tous les sens en relais

     ailleurs

     la nuit arrive et le sommeil

     ici l’opacité parle   éclair

     en négatif   un gouffre noir

     mis au ciel noir

 

 

     sous ses propres décombres

     suicide la mémoire

 

     le monde serait comme si jamais

 

     tout objet perd son nom

     dans l’incisive nuit nouvelle

     revendique existence

 

     des mots tout seuls   sur un radeau

     remontent vers les sources

 

     d’où vient le vent ? et la couleur

     de l’air ? d’où vient l’argent

     le sel ? un bout de l’Amérique

 

     sur le puzzle défait   le spectacle

     commence   on reconstruit les innocents

 

 

     Qui est-ce qui passe ici si tard ?

 

     la menace d’un pas

     un contresens réveille   de l’autre l’alerte

     un non-sens fait dévier (il ne s’attendait pas

     à découvrir l’Amérique)

 

     Qui va là ?

 

     la route se complaît   courtisane

     des accidents du verbe

     (le mercantile a les trottoirs codés

     la vitrine sans faille   une autre affaire)

 

     l’espace ici se casse

     ce don   par effraction

     le dit   le corps du dédit

     (un vol   un passe-partout   un passe-muraille

     l’éclair d’une lame   un masque qui laisse voir

     le noir de l’œil   )

     l’arrivée toujours compromise

     la fuite dans la nuit   les glissements du mot

 

     et l’échappée est dite belle

     elle laisse la porte ouverte

 

 

     une nuée cherchant son nom contre un ciel vaste

 

     la fonderie d’un vent plus fort assemble l’alternance des dés,

     chaque renversement du sang, les allées et venues sous le réverbère

     croise les parallèles   et   emballe Babel

 

     le désir sur les ponts s’enchaîne, une main bellement criminelle suicide les

murailles, la sentinelle

 

     un voyage absolument nécessaire

 

 

          itinéraire des rebelles

          clandestinement

          (caravane aimée des déserts et des vents gradués)

          Le regard se détourne comme la branche d’un delta

          seul

          à repérer la nuit

          à passer la mouvante frontière

 

 

Là est ici

In, « Cahiers de poésie, 2 »

Editions Gallimard, 1976

Voir aussi :

L’autre – Entre là et ici (11/10/2021)

Moments donnés ou Physiologie des Muses (17/10/2022)

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