Femmes en Poésie

16 septembre 2023

Sylviane Cernois (1955 -) : « Les mains de mon père... »

AVT_Sylviane-Cernois_2264[1]Sylviane Cernois. Photo DDM, S.B. La Dépêche, 10/03/2015

 

Les mains de mon père en hiver

     mon père traversé de neige

     ses mains rouges gonflées par l’enduit

 

Chaque fin de journée, ranger les outils dans la caisse

mettre les bras sur la tête

     ratisser sa peur, sa peur de l’hiver.

 

Il monte dans le camion bâché, s’assoit sur la caisse

     le visage vide

tourné vers la neige

 

la musette sur l’épaule

 

Etranger au nom qui échappe,

     sans nom

Mohamed, Manuel

 

Tu retires tes souliers de chantier, là sur le palier.

La mère a passé la serpillière : c’est encore mouillé.

 

Le Soupir des mains

Editions l’Arbre, 02370 Aizy-Jouy

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13 septembre 2023

Geneviève d’Hoop (1945 -) : « qu’importe l’homme... »

CVT_Les-yeux-a-maree-haute_7692[1]

 

qu’importe l’homme

et son goût de vin dans le gosier

sèche est sa langue et avide sa poitrine

jaune est son sang comme la résine de l’arbre

embryonnaire est sa vie dans l’espace

qu’importe l’homme

s’il sait brouter le soleil

à genoux come une chèvre dans l’herbe grasse

quoique l’ardente ortie ait touché ses mains

qu’importe l’homme

qui nous servira de pain

 

 

Les yeux à marée haute

Editions Saint-Germain- des-Prés, 1977

Voir aussi :

« je n’ai jamais cessé d’être... » (13/09/2019)

« je n’écris que des choses graves... » (13/09/2020)

« elle traversait pieds nus... » (13/09/2021)

« il faut parler sous la terre... » (13/09/2022)

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27 août 2023

Anne Bihan (1955 -) : Graines plumes coquillages

AVT_Anne-Bihan_4153[1]

 

Graines

               plumes

                            coquillages

 

 

La nuit l’incendie embrase les crêtes

vallée de la Houaïlou

de grands pins se brisent

fin des sentinelles

 

l’écorce des niaoulis

apyres se consume

persiste au matin

leur senteur de goménol

 

temps sous les capuches

d’arrachement des cordylines

de soif au creux des tarodières

de rage de haine d’allumettes

 

le silence des grillons.

 

 

 

 

Regarder

étrangère sous le soleil kanak

 

les sentiers les cases

sans porte       ni fenêtres

 

sourire aux enfants        lumineux

dévastés

 

trou noir quand mes yeux

le quittent.

 

 

 

 

Nuit australe

native

nuit de Kanaky

deviner le son

des canettes

tombées sur les niaoulis

bière de Noël

les branches trinquent

le femmes craignent la dengue

des enfants cognent

jouent aux menottes

sur les rondins.

 

les autres se taisent.

 

 

 

 

S’avancer

déliée des sarments

mortifères

autre

          nue

                   incertaine.

 

 

 

 

Guetter

à la lisère

dans l’écartèlement des formes

sur les rebords

           rebonds

           tréfonds

des rêves altiers de l’autre

la sauvage irruption

de soi irradiée

d’océanes cadences.

 

 

 

 

Paille cendre

bois rongé

sous la lune rouge

cases qui ne naîtront plus

flèche             pirogue

incinérées

 

un enfant vide

son bâton de pluie

 

la montagne en feu

dit adieu au dernier bruissement

d’herbe

                     et d’eau.

 

 

 

 

Se glisser

entre les mâchoires d’un soleil-parure

écorces poils dents plumes

porcelaines murex et bois flotté

 

sous l’abondance cérémonielle et composite

des couvre-chefs

lentement tresser l’organique parade

le fil sans fin d’une autre parole.

 

 

 

 

Gousse longue du flamboyant

sexe d’arbre à foison

qui brûle

tout est cendre ce soir

l’homme dans sa case

l’enfant

le ciel ou la montagne

part en poussière

 

l’igname pleure

l’eau rêvée de l’étrangère.

 

 

 

 

Le feu s’apaise

tout est opaque

qui pleure sur l’arbre en cendres

l’herbe calcinée sous le joug

          du vent ?

 

des souffles dans l’ombre

attisent les braises

        ils aiment le feu

palabrent sous la case

                    nous hors du cercle

 

entrer dans l’ignorance

la trouver douce

 

l’eau cherche la terre

aux frontières du ciel

                     le vide se penche.

 

 

 

 

S’approcher

tamat worwor          le doigt

posé à même le sable     des rêves continus

d’un peuple-tambour

 

ne rien emprisonner du saut

          de l’improbable tour d’où l’enfant

s’élance

 

sur la natte des femmes assembler

monnaie           un collier

de graines    de plumes   de dents   de coquillages.

 

 

 

 

Se tenir

entre            reconnaître

à la source la radicale       étrangeté

de l’autre tous ces autres sans qui

nos visages forêt          sans lumière

impossibles à voir

 

          oser l’ombre debout de l’ignorance

 

se tenir

entre           laisser

aux informes le cirque           mensonger

de l’abrasement universel et lui

préférer les appartenances     plurielles

et jubilatoires

 

           guetter le sens à la racine du geste

 

Se tenir

entre            donner

aux enfants du ciel     des bras

armés de la même innocence et quand

la nuit viendra danser       sur nos épissures

prendre le risque de l’espérance.

 

 

 

 

Pieds nus éprouver au passer des creeks

la patience des pierres

 

à Waraï les enfants dressent  des châteaux

sitôt défaits      sable      volcan pulvérisé

remparts d’ébène ornés de bris de porcelaine

la nuit hésite        la plage vient de loin

à la jointure des eaux remuent les paysages

 

langue la chair de la nouvelle igname

apprivoise d’anciens silences.

 

 

 

 

Traquer       traduire

la diverse parole

 

s’ouvrir aux souffles

du grand dehors sous l’arbre-éventail

 

à l’irruption du voyageur

empruntant l’allée latérale       son pas

os peau muscles ligaments

sans hâte et sans désir d’exploits

à accomplir

 

s’ouvrir

 

à rouge et vert ce vol de perruches

ébouriffant l’aube de lignes

                                   éphémères.

 

 

 

 

Deux ciels s’épousent à la césure des mers

 

de l’un je reconnais la langue goémonière

de l’autre les voix ouvertes à qui suit ses chemins

 

de l’un les pierres debout les nuits de grande lune

de l’autre les vallées qui puisent dans la chaîne

 

de l’un ce fleuve cette île le vent fort ce matin

la pâque du clocher qui sonna pour les miens

le père parti trop tôt la mère dans la violence

d’un novembre d’orage

le chant d’un coquelicot tremblant sur son corsage

 

de l’autre ce Noël flamboyant de soleil

d’amour de joie têtue d’étreintes enfantines

cette petite fille surgie sous ses ombrages

riant sous le manguier

où ses frères jouent à vivre dans d’autres paysages

 

il est des monnaies-plumes

des monnaies-coquillages

papillons notous et passereaux

dents poils de roussette et sapi-sapi

cauris couteaux fibres de cocos

 

deux pays s’étreignent là où je m’assemble

ce cahier est sans retour

 

 

 

 

Soudain l’orient d’une aube

                       l’autre langue en approche.

 

 

 

Etre ni l’un ni

l’autre juste le fil tendu     entre

les rives juste     l’élan

ténu entre les formes singulières

du même     la langue plurielle

et composite                 une jambe

inattendue lancée à l’oblique

d’un ciel     de traîne

 

être la voix blanche qui

tourne et tourne encore     longe

le mur des fous des                      fissurés

estropiés     crucifiés     ramasse

à la Une et derrière la porte insonore

ses chambres aseptisées

des mots savants      des phrases ordinaires

se résout à l’incertaine parole

des songes

 

oser traverser la Ligne où les oiseaux de haut vol

s’écartèlent

 

être ni l’ombre            ni

portée la lumière où noires

et rondes et blanches      vibrent

les cendres sonores de nos cris

partagés     mais la fragile pesanteur

de l’amour                   et la grâce de nos désirs

peuplées de bras de bouches de       chevelures

 

être chaine et trame de la

natte promise où          assis debout bruisse

le monde     et la joie reconquise

des simples     des pauvres     des affligés

des affamés                nommer la soif et l’eau la peine

et la miséricorde           le doux

et la douleur de ce qui en nous

guette                 l’infinie présence

de la source

 

et mains vides s’avancer vers la montagne où l’Enfant

     au semblable

s’abandonne. 

 

 

 

 

Ses joues moirées d’ombre et de soleil

sur la balançoire du pied de letchi

la petite à tue-tête oublie

                                       la nuit brusque

 

voix blanches quand ce qui rôde

en tous lieux vous saisit.

 

 

Ton ventre est l’océan

Editions Bruno Doucey, 2011

Voir aussi :

Amer III (25/08/2019)

Amer I (25/08/2020)

Ciels pierres saisons (25/08/2021)

Amer II (25/08/2022)

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25 août 2023

Anna Waldman (1945 -) : Cérémonie au peyotl pour Billy / Billy Work Peyote

 

AVT_Anne-Waldman_5059[1]

 

Cérémonie au peyotl pour Billy

 

                         Un peu de magie compatissante

                         pour la vie de William Burroughs.Jr.

                         (mort le 3 mars 1981)

 

ne t’arrête pas, Billy     il y a du mouvement

          nous faisons     la danse des sabots pour toi,

assiégés ou exaltés     frondes en mouvement

 

          ce système d’assistance respiratoire     ces rivières qui chutent &

          te traversent

 

qui loin d’ici loin loin loin loin pas assez d’espace pour les jambes pas possible

de s’asseoir ni de chuchoter

 

dans ton oreille Billy     pas de nova Billy     plus d’aliments

 

          Billy nous t’envoyons ces étoiles brodées au point suisse

 

un gris exquis pour les sens     voilà Billy prends-les Billy

 

prends ces étoiles Billy     voilà Billy prends la fumée de bois

 

          (bouge Billy bouge Billy bouge Billy ne t’arrête pas)

 

nous t’envoyons ces odeurs & le plaisir d’installer sa tente

 

          une tente pour les nomades pour une âme nomade     ton ombre perdue

 

voici un corps où tu pourras renaître Billy

               & pour ton bien nous nous allongeons

 

sur un amas de nuages & pour toi nous mangeons cette médecine qui guérit

 

          & la dégueulons encore j’ai vomi pour toi Billy & les 3 dernières années

 

me reviennent pour toi Billy ça me remue tu es toujours là pour nous Billy

 

          nous trois     moi     Steven Reed

 

dans la nuit calme je ne peux pas rester calme je saute pour toi Billy

 

          bouge bouge-toi ne t’arrête pas Bill

 

               liqueur de maïs pour faire redescendre la magie

 

démodulation Billy

 

démon hypodermique Billy

 

          corrigible Billy

 

le sceau de Salomon Billy

 

ça vacille Billy

 

corrélation Billy

 

          immobile

 

                indélébile

 

                    sang de jacinthe Billy

 

                         cartes sur table Billy

 

                              intensité dramatique et tu nous manques Billy

 

                         où t’étais p’tit Billy

 

                    on t’a cherché Billy

 

     nous étudions ton jarret Billy

          universalité Billy

 

                    laisse-toi aller

                         fais-le tourner

 

bouge ne t’arrête pas Billy ne t’arrête pas Billy bouge

ne t’arrête pas Billy Billy bouge ne t’arrête pas Billy

     bouge ne t’arrête pas Billy bouge garde-le Bill

 

1978

 

Traduit de l’anglais par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet

In, « Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation »

Editions Bruno Doucey, 2018

 

Billy Work Peyote  

 

                         A piece of sympatethic majic

                         for the life oj William Burroughs.Jr.

                         (died March 3 1981)

 

keep it moving, Billy     there’s some motion

          we’re doing     the clog dance for ya

embattled or exalted    motions of fronds

 

          these support systems     these rivers falling in &

          through you

 

you way back deep deep deep deep legroom not enough to sit down

& whisper

 

in your eat  Billy     no nova Billy     more nourishment

 

          Billy we send you these stars dotted on the dotted-swiss

 

a most delicious gray for the senses     here Billy take them Billy

 

take these stars Billy     here Billy take the woodsmoke

 

          (moving Billy moving Billy moving Billy keep it moving)

 

we send you these scents & pleasure of making a tent

 

          a tent for wanderers for a wandering soul     lost your shadow

 

here’s a body to come back to Billy

 

               & for you sake we lie down

 

in a bundle of cloud & for you we eat this medecine to cure

 

          & puke up again      I vomited for you Billy & the last 3 years come back

 

up to me for you Billy     churn it around you are still here for us Billy

 

          we three     me    Steven Reed

 

in still night i can’t sit still jumping up for you Billy

 

          moving keep moving keep it moving Bill

 

               corn liquor to get the magic down

 

demodulation Billy

 

demon hypodermic Billy

 

          corrigible Billy

 

Solomon’s seal Billy

 

It’s wobbling Billy

 

correlation Billy

 

          stock still

 

                indelible

 

                    hyacynth blood Billy

 

                         cards on the table Billy

 

                              high drama & we’re missing you Billy

 

                         where ya been Billy boy

 

                    looking for you Billy

 

     studying your shank Billy

          universalityBilly

 

                    let it go

                         passing it around

 

moving keep it moving Billy keep it moving Billy moving

keep it moving Billy Billy moving keep it moving Billy

     moving keep it moving Billy moving keep it Bill 

 

 1978

Voir aussi :

La fissure dans le monde / Crack in the world (25/08/2022)

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21 août 2023

Kettly Mars (1958 -) : « Je te dirai ma chambre... »

kmportrait[1]

 

Je te dirai ma chambre,

mon nom d’herbe et de paille,

le poids de mes cheveux sur l’oreiller,

la brise entre les mailles du rideau.

Je t’offrirai la coupe de mes mains

pour que tu boives le lait de l’été.

Je te dirai la naissance du verbe

dans l’impatience des draps.

Je te dirai aussi mon lit

où se consume sans trêve le poème,

la nuque des draps immolés,

la chair des mots, leur lutte

pour mêler sang et chanson.

J’entre dans cette chambre

comme on va au bûcher,

je fonds dans sa fiévreuse blessure,

j’existe par la lumière suspendue

au plafond qui se dérobe.

 

 Feulement et sanglots

Imprimeur II, Port-au-Prince (Haïti),2001

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20 août 2023

Kate Bingham (19 ? -) : En passant

imgres[1]

 

En passant

 

J’aimerais être une femme dans un poème

de Milosz peut-être ou de Brodsky,

mentionnée en fin de strophe

juste en passant –

 

le mouvement d’une jupe rouge vif,

suspendu et qui disparaît au coin de la rue

d’une bâtisse en ruine

dans la ville natale du poète.

 

Un rire avec de la musique dedans – carillons ! –

qui sonne comme le rire d’une autre

que le poète a connu dans sa jeunesse.

Oui mais elle n’est pas parvenue jusqu’en Amérique.

 

Citron, jasmin. Cigarettes ou menthol.

Peu m’importe le poète

remarque seulement ce qu’il avait déjà en mémoire,

dans le poème, une simple allusion.

 

A la lecture, on ne saurait dire

exactement qui il avait vu

seulement que c’était une femme

qui t’a fait penser à moi.

 

 

Traduit de l’anglais par Eve Lerner

In Revue Hopala, N°24, novembre 2006 – février 2007

29800 Landerneau, 2007

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18 août 2023

Saadiah Mufareh (1967 -) / سعدية مفرح : Mes rêves s’humilient trop

42817620170511084923654[1]

 

Mes rêves s’humilient trop

 

1.

Je voudrais simplement deux ailes

sinon mon âme va cesser de vouloir voler.

 

2.

Je voudrais crier tous mes cris

sans attendre quelque question.

 

3.

Je voudrais me débarrasser de tout ce qui peut empêcher ma larme

d’arriver à son but retardé ou à son point final sur la ligne.

 

4.

Je voudrais chanter sans être obligé de composer des paroles

de créer une mélodie ou d’élever la voix.

 

5.

Je voudrais une planète Terre que je dessinerais sans plan

selon le paysage de mon visage

Et je tracerais ses rivières et ses mers

selon le chemin de ma larme.

 

6.

Je voudrais une autre boule de terre que je cacherais dans ma poitrine

chaque fois que j’ai envie de sortir de la maison sans mon voile.

 

7.

Je voudrais un arbre qui chante

et un oiseau qui fait un pacte avec le vent

Et une mer qui déplie son journal à chaque aube

et un passeport valable pour tous les aéroports.

 

8.

Je voudrais un parapluie décoré de jasmins

et un livre ouvert sur la table des matières

et des doigts qui sachent bien frapper le clavier.

 

9.

Je voudrais un simple oreiller

et des rêves qui font marcher ces évènements

selon mon scénario préparé à l’avance..

 

10.

Je voudrais d’anciennes histoires avec des fins heureuses

que je raconterais aux petits

en désignant  les photos de ces héros dans l’album familial.

 

11.

Je voudrais simplement un cadre simple et beau pour un tableau naïf

que j’ai dessiné avec un crayon et que j’ai colorié avec des crayons

pour l’offrir à une amie lointaine.

 

12.

Je voudrais que ma chambre soit plus grande

pour qu’elle puisse contenir mes nombreux livres

ou j’aurais une crise de folie

et je les brûlerai tous.

 

13.

Je voudrais un doux souvenir

une foi poétique

et une nouvelle journée.

 

14.

Je voudrais un morceau d’encens

je le poserais sur un brûleur de charbon de bois

que s’en dégage le parfum tandis que je bois mon café matinal

sans pensée préméditée pour la fin de la journée.

 

15.

je voudrais de nouvelles tentations

pour quelques jours seulement.

 

16.

Je voudrais un film en noir et blanc

que je chante avec son héroïne

je m’imagine avec son pull très serré

et sa jupe gonflante

J’essuie ses larmes et je ris de sa naïveté

pour justifier la naïveté de toute mon histoire.

 

17.

Je voudrais une chanson douce

pour une nuit où ses yeux seraient éveillés.

 

18.

Je voudrais un jour long et bondé

d’odeurs de mer et de sable

et de voitures

et quelques appels manqués sur mon téléphone portable.

 

19.

Je voudrais un jour court, très court

qui suffirait pour écrire un poème

que j’écrirais comme j’en aurais envie

sans hâte, sans retouche ni brouillon.

 

20.

Je voudrais une nuit courte, encadrée de calme

qui se finirait par un mort dont personne ne se soucierait.

 

21.

Je voudrais une longue nuit,

je veux dire une très longue nuit.

 

22.

Je voudrais vivre

sans que ce soit mon destin éternel

et qu’il n’y a pas d’autre choix.

 

23.

Je voudrais mourir

sans être obligé à ça de temps en temps.

 

24.

Je le veux seulement

Qu’est-ce que c’est

Qui est-il

Je ne veux pas répondre de toute façon.

 

25.

Nous avons le premier rang

ou la tombe.

Oui, pour ce modeste-là

tout le premier rang, certainement.

Mais qu’il me laisse une tombe avec au moins une fenêtre.

 

Traduit de l’arabe par Maram al-Masri

in, « Anthologie des femmes poètes du monde arabe »

Le Temps des Cerises, éditeurs, 2019

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14 août 2023

Jany Cotteron (1944 -) : Ventre

AVT_Jany-Cotteron_5544[1]

 

Ventre

 

Au milieu du corps

l’ombilic

 

Entre dedans et dehors

la cicatrice

du début du monde

 

 

En ce temps-là

En ce temps-là des ventres tabernacles

de femmes sans nom

En ce temps-là des ventres à disposition

des ventres reproducteurs

 

 

 

Chaos brûlant où grouillent

les diables ricanants

Maudit soit le ventre des sorcières

des nonnes possédées

Déchiré      écartelé par les griffes exorcistes

en sortent des fœtus     des crapauds desséchés

 

 

Ventre quarante jours impur

des mères après les couches

Ventre épuisé d’enfants innombrables

d’enfants à nourrir

d’enfants à mourir

Ventre dévasté des jeunes filles avortées

Ventre replet et satisfait

des dieux accusateurs

des hommes procréateurs

 

 

 

En ces temps-ci

En ces temps-ci toujours

de ventres violés des femmes sans visage

En ces temps-ci de ventres martelés

par des panses guerrières

sous la défroque haineuse

de faux dieux invoqués

 

 

Ventres où saignent les enfants à venir

où saignent les enfants refusés

 

 

 

Ventre rond et pesant des mères

imposition des mains

sur l’œuf invisible de la filiation

Etreinte de plus en plus large

Caresse à l’enfant inconnu

Secret de chair dans leur chair

Ventre conquérant et las

 

 

Ventre où se noue la douleur

Ventre envahi     parcouru

Retenant     expulsant

Ventre     pertuis ouvert

Naissance

Premier cri

 

 

 

Ventre abandonné par l’enfant

le semblable

l’étranger

Cordon coupé

Ventre mou     inconnu

Déserté

 

 

 

Ventre oiseau de l’enfant

où s’enfouit le visage rieur de la mère

Plumage tiède qui s’ébroue

Note claire

Accord peau à peau

 

Ventre tanière où l’enfant s’est blotti

où se niche le visage de l’homme

où ses mots d’amour s’écrivent

Ventre doux sous les lèvres ardentes

 

 

 

Ventre gonflé de fatigue des fins de journée

d’idées amères des jours éteints

Ventre serré

de cris rentrés

de colères tues

 

ventre défait par les années

Ventre de la nuit

 

 

Pulpe des ventres de jeunes filles

dans le soleil de l’été

Au cœur du regard

offert et refusés

dansant l’attente

des premières amours

 

 

 

Ventre frémissant sous les doigts impatients

Ventre en courbes ondulantes

Ventre brûlant

Houles   Houles   L’emportent

Ventre qui s’ouvre   s’emplit   exulte

Digues rompues

 

 

 

 

Ventres des femmes

Ventre de la terre

 

 

Le chant des pierres et de l’eau

Editions Samizdat, 1218 Grand-Saconnex (Suisse)

Voir aussi :

F aille (18/08/2018)

N’importe où (14/08/2019)

Laisse-moi (19/08/2020)

Un jour (14/08/2021)

Là où creuse le vent (14/08/2022)

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04 août 2023

Anna Akhmatova : / Анна Ахматова (1889 - 1966) : A la mémoire de Boris Pasternak / Смерть поэта

anna-akhmatova-1922Anna Akhmatova,1922, par Zinaïda Evguenievna Serebriakova

 

A la mémoire de Boris Pasternak

L’écho me répond comme un oiseau.

B.P.

                     1.


La voix inimitable hier s’est tue,

Celui qui parlait aux forêts nous a quittés,

Il s’est transformé en épi qui donne la vie,

Ou en cette pluie subtile, qu’il a chantée.

Et toutes les fleurs qui sont au monde

Ont fleuri pour venir rencontrer cette mort.

Mais il s’est fait soudain un grand silence sur la planète

Qui porte ce nom modeste : la Terre.

1960,

A l’hôpital,

Moscou.

 

                    2.


Comme la fille d’Œdipe l’aveugle,

La Muse a conduit à la mort le voyant,

Et un seul tilleul devenu fou

A fleuri en ce funèbre mois de mai,

Juste face à la fenêtre où autrefois

Il m’a confié que devant lui

Serpentait un chemin doré, ailé,

Où le protégeait le vouloir d’En-haut.

1960,

Moscou.

 

 

Traduit du russe par Jean-Louis Backès

In, Anna Akhmatova « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »

Editions Gallimard (Poésie), 2007

 

Смерть поэта


                Как птица мне ответит эхо.

                                              Б.П.

                     1.

Умолк вчера неповторимый голос,

И нас покинул собеседник рощ.

Он превратился в жизнь дающий колос

Или в тончайший, им воспетый дождь.

И все цветы, что только есть на свете,

Навстречу этой смерти расцвели.

Но сразу стало тихо на планете,

Носящей имя скромное... Земли.

1 июня 1960

 

                    2.

Словно дочка слепого Эдипа,

Муза к смерти провидца вела,

А одна сумасшедшая липа

В этом траурном мае цвела

Прямо против окна, где когда-то

Он поведал мне, что перед ним

Вьется путь золотой и крылатый,

Где он вышнею волей храним.

11 июня 1960

Москва. Боткинская больница

 

Voir aussi :

Troisième élégie (28/02/2017)

Epilogue, I / эпилог, I (06/04/2017) 

Solitude / Уединение (05/08/2017)

« Les uns échangent des caresses ... »  (04/08/2018)

Premier avertissement / Первое предупреждение (05/08/2019)

« Nous ne boirons pas dans le même verre... » / « Не будем пить из одного стакана... » (09/08/2020)

Tout au bord de la mer / У самого моря (05/08/2021)

Jardin d’été (05/08/2022)

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20 juillet 2023

Florence Pazzottu (1962 -) : Le triangle mérite son sommet

131412996[1]

 

Le triangle mérite son sommet

 

(poème politique)

Il faut payer ses dettes et contenir les peuples, faut faire

payer le peuple et ceinturer la dette, resserrer les frontières,

déterminer les taxes et s’en tenir au pacte, faut raisonner

le peuple, hisser les calculettes, stabiliser la crise de la

dette, donner du plus au plus et faire entendre aux moindres

qu’ils doivent désormais faire mieux avec moins, si les

nombreux résistent, nous arraisonnerons, si les nombreux

s’entêtent, saturons les écrans, expliquons, restons fermes,

halte aux caprices de la rue, sauvons la zone euro, harro au

déficit, stop aux excès sociaux, place à de sains préceptes :

c’est au nombre à payer la politique du chiffre, le nombre

aspire au chiffre, le nombre c’est le peuple,  et pour qui fit-on

les édifices publics, les hospices, les écoles, les routes...

les prisons, les zones de transit, les centres de rétention ?

expulsons, pressons, enfermons, évaluons, retenons,

poussons, ça urge, faut purger, la solidarité se paye, chacun

compte, c’est un luxe, qu’on se le dise, cotisons, cotisez,

solidaire est un luxe, soyez solidaires du luxe,  le triangle

mérite son sommet, quand le sommet vacille, la base doit

porter, quand les sommités misent, la base participe,

assume les pertes des élites, et la fuite des fortunes privées,

très publiquement approuvées, si-si, nourries, chéries

engraissées, subventionnées même, pour qu’elles grandissent,

s’élargissent, dépassent les frontières, étendent leur belgitude,

leur suissitude, ouvrent des coffres dans les paradis,

enregistrent leurs yachts aux îles Marshall et Montserrat,

prospèrent, bien loin des foyers Sonacotra, des locaux de

la Caf et des agences de Pôle emploi, des files d’attente

des étrangers à l’aube devant les préfectures, on a les élites

qu’on mérite, aucun triangle n’a jamais tenu sur sa pointe,

c’est vrai, mais c’est quand même là-haut qu’on voit le

mieux l’Olympe et qu’on peut espérer lécher un jour le

gros orteil de Goldman Sachs, ou sentir se décourroucer

l’œil sévère de Standard and Poors et en être tout retourné,

tel un élu enfin désigné, et que le divin babil émerveille

ou effraie, AAA, BBB, tandis qu’aux étages les divers

responsables s’affairent autour des traites, les poches

vides d’or mais pleines de reliques de sainte Solvabilité,

préparent leurs éléments de langage, il ne faut pas

confondre recul de l’âge de la retraite et lâcher de parachutes

dorés, dynamisme boursier et livret populaire, mutualisation

des moyens et partage des bénéfices,  plan de soutien aux

banque et assistanat régressif, flexibilité du travail et

mouvements sociaux, gestion de stocks-options et

gesticulations d’inactifs, management par objectifs et

objections des ménages, Tapie arrosé par l’Etat et PSA

essoré sur le tapis, gouvernance des actionnaires et AG

d’agitateurs ouvriers, crises de la foi et promesses à

Gandrange, développement productif et sauvetages des

sites, placements concurrentiels et places en aires

d’accueil, délocalisation horizontale, verticale, itinérante,

et travailleurs illégaux sans papier, on va tout bien vous

expliquer, chacun sa tâche, et c’est bien fait, les agences

de notation orientent, le peuple vote, un peu, c’est assez,

et cotise aussi, mais trop peu, allez, encore un effort s’il

vous plaît.

 

Revue Bacchanales N°56 – octobre 2016

Maison de la poésie Rhônes-Alpes,38400 Saint-Martin -d’Hères, 2016

Voir aussi :

« éteint l’amer rivage... » (19/07/2020)

« de la nuit le noir aiguillon... » (19/07/2021)

« Trop dure, trop sèche, la terre... » (17/07/2022)

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