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Femmes en Poésie
6 janvier 2024

Louise Glück (1943 - 2023) : L’iris sauvage / The Wild Iris

13Gluck-portrait3-articleLarge[1]Louise Glück dans le Vermont en 1975.

 

L’Iris sauvage

 

L’IRIS SAUVAGE

 

Au bout de ma douleur

il y avait une porte.

 

Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort,

je m’en souviens.

 

En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin.

Puis plus rien. Le soleil pâle

vacilla sur la surface sèche.

C’est une chose terrible que de survivre

comme conscience

enterrée dans la terre sombre.

 

Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être

une âme et incapable

de parler prenant brutalement fin, la terre raide

pliant un peu. Et ce que je crus être

des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.

 

Toi qui ne te souviens pas

du passage depuis l’autre monde

je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui

revient de l’oubli revient

pour trouver une voix :

 

du centre de ma vie surgit

une grande fontaine, ombres

bleu foncé sur eau marine azurée.

 

MATINES

 

Je vois qu’il en va avec toi comme avec les bouleaux :

je ne te parlerai pas

personnellement. Beaucoup

de choses se sont passées entre nous. Ou

était-ce seulement

de mon côté ? Je suis

fautif, fautif, je t’ai demandé

d’être humain – je ne suis pas plus demandeur

d’affection que d’autres. Mais l’absence

de tout sentiment, de la moindre

préoccupation à mon égard – je pourrais aussi bien continuer

de m’adresser aux bouleaux,

comme dans une autre vie : laisse-les

faire le pire, laisse-les

m’enterrer avec les romantiques,

leurs feuilles d’or acérées

me recouvrant dans leur chute.

 

CHANT

 

Comme un cœur protégé,

la fleur

rouge sang

de la rose sauvage commence

à éclore à la branche la plus basse,

soutenue par la masse

nidifiée d’un gros buisson :

elle fleurit sur l’ombre,

toile de fond

perpétuelle du cœur,

alors que les fleurs

plus en hauteur se sont flétries ou ont moisi ;

pour survivre,

l’adversité

approfondit simplement

sa couleur. Mais John

n’est pas d’accord : il pense que

si ce n’était pas un poème mais

un vrai jardin, alors

la rose rouge ne devrait

pouvoir ressembler à

rien d’autre, ni à

une autre fleur, ni à

un cœur ombragé dont

le pouls bat, au niveau du sol,

tantôt bordeaux, tantôt cramoisi.

 

AMOUR AU CLAIR DE LUNE

 

Parfois, un homme ou une femme impose son désespoir

à une autre personne, ce qui s’appelle

mettre son cœur à nu, ou alors mettre son âme à nu –

ce qui pour l’instant signifie qu’ils ont reçu une âme –

dehors, un soir d’été, un monde entier

relégué sur la lune : des groupes de formes argentées

pouvant bien être des bâtiments ou des arbres, le jardin étroit

où le chat se cache, se roulant dans la poussière sur le dos,

la rose, le coreopsis, et dans les ténèbres, le dôme doré du capitole

converti en un alliage de clair de lune, forme

dépourvue de détails, le mythe, l’archétype, l’âme

pleine d’un feu, vrai clair de lune, tiré

d’une autre source, et qui, brièvement

luit comme luit la lune : pierre ou pas,

la lune a encore tout d’un être vivant.

 

LES HERBES FOLLES

 

Quelque chose

vient au monde sans y avoir été invité

provoquant le désordre, le désordre –

 

Si tu me hais tant,

ne t’embête pas à me donner

un nom : as-tu besoin

d’une autre insulte

dans ta langue, une autre

façon de blâmer

une tribu pour tout –

 

comme nous le savons tous les deux,

pour adorer

un seul dieu, on a besoin

d’un seul ennemi –

Je ne suis pas l’ennemi.

 

Seulement une ruse qui te permet de te détourner

de ce que tu vois en train de se passer

ici même, dans ce lit,

petit paradigme

de l’échec. Ici, presque chaque jour

l’une de tes précieuses fleurs

meurt et tu ne trouveras le repos

qu’après avoir assailli la raison, en d’autres termes :

tout ce qui reste, tout ce qui se sera

avéré plus robuste

que ta passion personnelle –

 

Ce n’était pas supposé

durer éternellement dans le monde réel.

Mais pourquoi l’admettre alors que tu peux continuer

à faire ce que tu as toujours fait,

le deuil et les reproches,

toujours les deux ensemble.

 

Je n’ai pas besoin de tes louanges

pour survivre. J’étais là en premier,

avant toi, avant

même que tu aies planté le jardin.

Et je serai là, alors qu’il ne restera que le soleil, la lune,

la mer et la grande prairie.

 

Je serai la prairie

 

L’ÉCHELLE DE JACOB

 

Piégé dans la terre,

ne souhaiterais-tu pas, toi aussi, aller

au paradis ? Je vis

dans le jardin d’une dame. Pardonnez-moi, madame,

si rêver m’a ravi. Je

ne suis pas ce que vous vouliez. Mais

tout comme hommes et femmes semblent

se désirer les uns les autres, je désire moi aussi

la connaissance du paradis – et maintenant

ton chagrin, une tige nue

élancée vers la fenêtre du porche.

Et à la fin, quoi donc ? Une petite fleur bleue

comme une étoile. Ne jamais

quitter le monde ! N’est-ce pas

ce que tes larmes signifient ?

 

MATINES

 

Quelle importance mon cœur a-t-il pour toi,

que tu te sentes obligé de le briser encore et encore

comme un jardinier testerait

sa nouvelle espèce ? Entraîne-toi

sur quelque chose d’autre : comment puis-je vivre

en colonies, comme tu le souhaites, si tu m’imposes

une quarantaine d’affliction, me séparant

des membres vaillants de

ma propre tribu : dans le jardin,

tu ne peux écarter

la rose malade ; laisse-la balancer ses

feuilles aguicheuses et infestées au

visage des autres, laisse les minuscules pucerons

sauter de pied en pied, preuve une fois encore

que je suis la plus vile de tes créatures, venant après

le puceron prospère et la rose grimpante – mon Père,

toi qui as fait ma solitude, soulage

au moins ma culpabilité ; lève

le stigmate de l’isolement, à moins

qu’il ne soit dans ton projet de me rendre

à nouveau et pour toujours sain, comme je l’étais,

sain et achevé dans l’erreur de mon enfance,

ou bien encore sous le poids léger

du cœur de ma mère, ou bien encore

en rêve, premier

moi qui ne voudrais jamais mourir.

 

LE COQUELICOT ROUGE

 

Le grand avantage

est de ne pas avoir

d’esprit. Des sentiments ?

Oh, ça, j’en ai ; ce sont eux

qui me gouvernent. J’ai

un seigneur au paradis

appelé le soleil, et je m’ouvre

à lui, lui montrant

le feu de mon propre cœur, feu

semblable à sa présence.

Que pourrait être une telle gloire

si ce n’est un cœur ? Oh, mes frères et sœurs,

avez-vous un jour été comme moi, il y a longtemps

avant que vous ne soyez humains ? Vous êtes-

vous permis

de vous ouvrir une fois seulement, vous qui ne

vous ouvrirez jamais plus ? Car en vérité,

je parle là

de la même façon que vous. C’est parce que

je suis détruit que

je parle.

 

MATINES

 

Le soleil n’est pas le seul à briller, il y a aussi

la terre, feu opalin

gravissant les majestueuses montagnes

et la route plane

étincelant au petit matin : cela est-il exclusivement

à notre intention, afin de provoquer

une réponse, ou es-tu toi aussi

perturbé, incapable

de te contrôler

en présence de la terre – j’ai honte

à l’idée d’avoir pensé que tu étais

loin de nous, que tu nous considérais

comme une expérience : c’est

une chose terrible et triste que d’être

l’animal superflu,

une chose terrible. Mon cher ami,

cher compagnon inquiet, qu’est-ce qui

te surprend le plus dans tes sentiments,

la magnificence de la terre ou ton ravissement ?

Pour toujours et pour moi,

le plaisir et l’étonnement.

 

CIEL ET TERRE

 

Là où l’un s’arrête, l’autre commence.

Au-dessus, une bande de bleu, en dessous,

une bande de vert et d’or, de vert et de rose profond.

 

John se tient au bord de l’horizon : il veut

les deux à la fois, il veut

tout à la fois.

 

Les extrêmes, c’est facile. Il n’y a

que le milieu qui soit un problème. Le milieu de l’été –

tout est possible.

 

En d’autres termes : jamais plus la vie n’aura de fin.

 

Comment puis-je laisser mon mari

planté là, dans le jardin,

à rêver ce genre de choses, tenant

victorieusement son râteau et

s’apprêtant à annoncer cette découverte

 

alors que le feu du soleil estival

s’obstine à rester au point mort,

entièrement contenu par

les érables en feu

au bord du jardin.

 

AU SEUIL DE LA PORTE

 

Je voulais rester comme j’étais,

immobile, comme le monde ne l’est jamais,

pas au cœur de l’été mais l’instant précédant

l’éclosion de la première fleur, l’instant

où rien ne s’est encore passé –

non pas au cœur de l’été, le stupéfiant,

mais au printemps tardif, l’herbe pas encore

haute au bord du jardin, les tulipes

pas encore tout à fait écloses –

 

comme un enfant hésitant au seuil de la porte, observant les autres,

ceux qui partent les premiers,

amas de membres roides, à l’affut de

l’échec des autres, à l’affut des hésitations publiques,

 

doué de l’implacable assurance des enfants avant l’attaque imminente,

s’apprêtant à vaincre

ces faiblesses, à ne succomber

à rien, l’instant juste

 

avant la floraison, l’ère de la maîtrise

 

avant l’apparition du don,

avant la possession.

 

 

Traduit de l’anglais par Marie Olivier

In, Revue Po&sie, N°149-150

Belin éditeur, 2014

 

The Wild Iris

 

THE WILD IRIS

 
At the end of my sufferingthere was a door.

Hear me out : that which you call death

I remember.

 


Overhead, noises, branches of the pine shifting.

Then nothing. The weak sun

flickered over the dry surface.

 

It is terrible to survive

as consciousness

buried in the dark earth.

 

Then it was over : that which you fear, being

a soul and unable

to speak, ending abruptly, the stiff earth

bending a little. And what I took to be

birds darting in low shrubs.

 

You who do not remember

passage from the other world

I tell you I could speak again: whatever

returns from oblivion returns

to find a voice :

 

from the center of my life came

a great fountain, deep blue

shadows on azure seawater.

 

MATINS

 

I see it is with you as with the birches:

I am not to speak to you

in the personal way. Much

has passed between us. Or

was it always only

on the one side? I am

at fault, at fault, I asked you

to be human — I am no needier

than other people. But the absence

of all feeling, of the least

concern for me–I might as well go on

addressing the birches,

as in my former life: let them

do their worst, let them

bury me with the Romantics,

their pointed yellow leaves

falling and covering me.

 

LOVE IN MOONLIGHT

 

Sometimes a man or woman forces his despair

on another person, which is called

baring the heart, alternatively, baring the soul–

meaning for this moment they acquired souls–

outside, a summer evening, a whole world

thrown away on the moon: groups of silver forms

which might be buildings or trees, the narrow garden

where the cat hides, rolling on its back in the dust,

the rose, the coreopsis, and, in the dark, the gold dome of the capitol

converted to an alloy of moonlight, shape

without detail, the myth, the archetype, the soul

filled with fire that is moonlight really, taken

from another source, and briefly

shining as the moon shines: stone or not,

the moon is still that much of a living thing.

 

WITCHGRASS

 

Something

comes into the world unwelcome

calling disorder, disorder—



If you hate me so much

don’t bother to give me

a name: do you need

one more slur

in your language, another

way to blame

one tribe for everything—



as we both know,

if you worship

one god, you only need

one enemy—



I’m not the enemy.

Only a ruse to ignore

what you see happening

right here in this bed,

a little paradigm

of failure. One of your precious flowers

dies here almost every day

and you can’t rest until

you attack the cause, meaning

whatever is left, whatever

happens to be sturdier

than your personal passion—



It was not meant

to last forever in the real world.

But why admit that, when you can go on

doing what you always do,

mourning and laying blame,

always the two together.



I don’t need your praise

to survive. I was here first,

before you were here, before

you ever planted a garden.

And I’ll be here when only the sun and moon

are left, and the sea, and the wide field.

 

I will constitute the field.

 

THE JACOB’S LADDER

 

Trapped in the earth,

wouldn’t you too want to go

to heaven? I live

in a lady’s garden. Forgive me, lady;

longing has taken my grace. I am

not what you wanted. But

as men and women seem

to desire each other, I too desire

knowledge of paradise—and now

your grief, a naked stem

reaching the porch window.

And at the end, what? A small blue flower

like a star. Never

to leave the world! Is this

not what your tears mean?

 

HEAVEN AND EARTH

 

Where one finishes, the other begins.

On top, a band of blue; underneath,

a band of green and gold, green and deep rose.



John stands at the horizon: he wants

both at once, he wants

everything at once.



The extremes are easy. Only

the middle is a puzzle. Midsummer-

everything is possible.



Meaning: never again will life end.



How can I leave my husband

standing in the garden

dreaming this sort of thing, holding

his rake, triumphantly

preparing to announce this discovery



as the fire of the summer sun

truly does stall

being entirely contained by

the burning maples

at the garden’s border.

 

THE RED POPPY

 

The great thing

is not having

a mind. Feelings:

oh, I have those; they

govern me. I have

a lord in heaven

called the sun, and open

for him, showing him

the fire of my own heart, fire

like his presence.

What could such glory be

if not a heart? Oh my brothers and sisters,

were you like me once, long ago,

before you were human? Did you

permit yourselves

to open once, who would never

open again? Because in truth

I am speaking now

the way you do. I speak

because I am shattered

 

THE DOORWAY

 

I wanted to stay as I was

still as the world is never still,

not in midsummer but the moment before

the first flower forms, the moment

nothing is as yet past-

 

not midsummer, the intoxicant,

but late spring, the grass not yet

high at the edge of the garden, the early tulips

beginning to open-

 

like a child hovering in a doorway, watching the others,

the ones who go first,

a tense cluster of limbs, alert to

the failures of others, the public falterings

 

with a child's fierce confidence of imminent power

preparing to defeat

these weaknesses, to succumb

to nothing, the time directly

 

prior to flowering, the epoch of mastery

before the appearance of the gift. 

 

 

The Wild Iris

Ecco Press, New York, 1992

Voir aussi :

Parabole / Parable (07/01/2022)

Le passé / The past (06/01/2023)

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